vendredi 21 mai 2010

De la branchitude à l’opéra, leçon 3

Cette troisième et dernière leçon nous initie aux aspects philosophiques, voire métaphysiques de la méthode.

19) L’ennui du public est une forme d’art.

20). Il doit y avoir un tas de ferraille dans un coin, que l’on manipule sans raison, et qui s’écroule de préférence quand l’orchestre joue piano. Veiller à ce que les objets dangereux soient placés sur le bord du plateau, de manière que, quand les danseurs ont les yeux bandés, ils puissent shooter dedans et les envoyer dans la fosse d’orchestre.

21) Les apartés doivent être chantés face à celui qui est censé ne pas les entendre.

22). Les protagonistes doivent être maquillés en blanc, de manière à perdre toute individualité, toute variété dans leurs expressions. De toute façon, ils ne savent pas jouer. Ils ne sont là que pour prendre la pose et émettre de jolis sons.

23). Essayez de lire le livret à l’avance, pour être sûr qu’il ne se mettra pas en travers de vos idées. N’allez pas jusqu’à écouter un enregistrement de l’œuvre : ce n’est pas votre travail.

24) Faites en sorte que le chef se sente utile, même s’il n’est qu’un intrus, un manieur de premier degré.

25). Le metteur en scène doit bannir toute idée qui ne vient pas de lui, même si cette idée figure déjà dans cette liste.

26) Un costume doit répondre au moins à deux de ces critères : a) enlaidir le chanteur ; b) obscurcir sa vue ; c) l’empêcher d’entendre l’orchestre ; d) gêner ses mouvements ; e) être en contradiction avec l’époque indiquée par le livret (ce dernier point ayant à peine besoin d’être mentionné).

Voilà. Sans prétendre égaler les maîtres en la matière que sont Christoph Marthaler, Claus Guth ou Christof Loy, vous avez en mains les éléments qui vous permettront de percer les secrets du Regietheater tel qu’il est pratiqué sur la plupart des scènes lyriques. Faites-en bon usage. Et si vous pensez aux pyramides en écoutant Aida, s’il vous arrive d’imaginer Wotan vêtu de peaux de bêtes et Manon en robe à paniers, apprenez par cœur ces vingt-six préceptes. Vous pourrez vous les réciter et échapper ainsi à toute tentation de révisionnisme dramaturgique.
François Lafon

Illustration : Le Roi Roger de Karol Szymanowski, mise en scène de Krzysztof Warlikowski à l'Opéra National de Paris.

mercredi 19 mai 2010

De la branchitude à l’opéra, leçon 2

Les huit premiers préceptes de « How to opera germanly » ont posé les principes de base de la méthode. Avec cette deuxième leçon, nous en abordons quelques aspects plus pratiques.


9) Les scènes de sexe doivent être sans charme, agressives même. Le must : se rouler par terre.

10) Des comportements homosexuels sans motif apparent doivent émailler l’action.

11) Le happy end est une faillite intellectuelle. Jouer le contraire. Ajouter si possible un meurtre.

12). Eviter à tout prix de plaire au public. S’il siffle, vous avez gagné.

13) Répétez l’opération jusqu’à ce que celui-ci soit mort. Très important.

14) Toute allusion à la beauté ou au mystère de la nature doit être évitée. Le décor doit être prosaïque, contemporain et décrépit. N’oubliez pas les lumières fluorescentes. Les lampes à arc sont aussi admises.

15) Le public ne doit pas savoir à quels moments il peut applaudir ni quand la scène/l’acte se termine.

16) Les atrocités de l’histoire, comme l’Holocauste ou le sida, doivent être le plus possible exploitées. Les mœurs du public doivent aussi être tournées en dérision.

17) Les couleurs relèvent de l’opéra culinaire : du noir, du blanc, du gris, rien d’autre.

18). Les choristes doivent avoir le crâne rasé, être sans sexe, sans visage et en trench coat.

François Lafon
Illustration : mise en scène de Cristoph Marthaler de Tristan et Isolde de Richard Wagner au Festival de Bayreuth. Crédit photo : Enrico Nawrath

Magdalena ou la subversion masquée

Dans un monde qui se targue de n’avoir rien à cacher, la fiction n’a plus rien à révéler. Du coup, au théâtre et à l’opéra, on essaye de montrer ce que l’auteur lui-même est incapable d’expliquer. Cela donne le Regietheater (voir Le Cabinet de Curiosités). De là à regretter le temps où les idées devaient avancer masquées… Prenez Magdalena, de'Heitor Villa-Lobos, que le Châtelet exhume en conclusion d’une saison plutôt réussie consacrée à la comédie musicale américaine. « L’Amazonie à Broadway » dit l’affiche. Kesako ? Et Magdalena, qui est-ce ? Et cette histoire qui se passe en Colombie, où dictateurs et exploités, dieux anciens et Madone dans sa châsse, musique savante et rythmes populaires se font une guerre d’opérette ? A première vue, on se croirait revenus au Châtelet de papa, avec ballets ringards et couleurs criardes. Mais que faut-il prendre pour agent comptant dans tout cela ? Quand cette Magdalena (qui est le nom d’une rivière) a été créée à Broadway en 1948, dans une mise en scène de Jules Dassin, on s’est très sérieusement demandé si Villa-Lobos, se moquait de la musique américaine, ou si l’auteur des Bachianas Brasileiras et des Chôros, le compositeur aux mille opus qui disait : « le folklore, c’est moi », se parodiait lui-même. Sous ses airs d’opérette exotique, Magdalena, dont le sous-titre est « A musical adventure », est peut-être plus subversif que toutes les Regietheater à la mode. C’est apparemment ainsi que l’ont conçu le metteur en scène Kate Whoriskey, star du théâtre branché américain, et le jeune chef français Sébastien Rouland. Que Magdalena ne soit pas le chef-d’œuvre de son auteur, que le public n’en sifflote pas les airs à la sortie n’y change pas grand-chose.
François Lafon


Au Châtelet, Paris, les 19 20, 21, 22 mai.

Crédit photo : © Marie-Noëlle Robert - Théâtre du Châtelet

lundi 17 mai 2010

De la branchitude à l’opéra, première leçon

Depuis son apparition sur la toile au début du XXIème siècle, « How to opera germanly » (« Comment monter un opéra à l’allemande », ou plutôt « allemandement ») reste un mystère. L’auteur en serait un chanteur et/ou metteur en scène préférant rester anonyme pour ne pas se griller dans le métier. Certains prétendent qu’il s’agirait du compositeur et ex-ténor wagnérien Gary Bachlund, lequel en a livré une très sérieuse version commentée. La charge contre l’école germanique de mise en scène est grosse, et l’ensemble dégage un désagréable parfum de réaction (c’est la loi du genre). Mais quel meilleur remède à l’overdose qui nous guette de Haendel en treillis, de Mozart au fast food et de Wagner façon Mad Max ? Il circule diverses versions de « How to opera germanly », plus ou moins augmentées et parées de variantes. L’urtext est en (mauvais) anglais. Le voici en (mauvais ?) français. Il est en vingt-six points. Pour vous permettre de l’assimiler plus facilement et devenir ainsi un as du Regietheater (théâtre de metteur en scène), comme on dit outre-Rhin, nous vous le proposons en trois leçons. Aujourd’hui : les huit premiers préceptes.


1)Le metteur en scène est l’élément essentiel du spectacle. Sa vision passe avant celles du compositeur, du librettiste, des chanteurs et surtout du public, composé d’idiots repus qui ne demandent qu’à être distraits et émus.

2) Le deuxième élément important est le scénographe.

3) La comédie est verboten, sauf si elle est fortuite. Laissons l’humour à ces abrutis de téléspectateurs.

4) Le jeu scénique doit être intense : on se roule par terre, on grimpe aux murs, on s’assoit sur le plancher nu.

5) L’attention du public doit se porter sur tout, sauf sur la personne qui est en train de chanter. Un air - forme musicale déjà démodé au siècle denier - doit être accompagné par des gens exprimant de la façon la plus triviale le mal être que leur inspire celui ou celle qui chante.

6) La fidélité au livret est passible de l’anathème, comme la peinture réaliste l’est pour le peintre abstrait. Ne racontez pas l’histoire, commentez-la. Mieux : dynamitez-la!

7) Quand il pousse une note aiguë, le chanteur doit être plié en deux, allongé par terre ou dos au public.

8) A certains moments, la musique doit s’arrêter, pour une raison obscure, mais intense.
François Lafon

Illustration : Mise en scène de Stefan Herheim de L'Enlèvement dans le sérail de Mozart (Festival de Salzbourg, 2003). Photo: Karl Forster

dimanche 16 mai 2010

Trois questions à Joël Suhubiette

Mardi 18 mai, le Choeur de chambre les Eléments propose un concert entièrement consacré à Zad Moultaka. Le chef Joël Suhubiette donne quelques clés pour mieux comprendre la musique de ce compositeur.

Qui est Zad Moultaka ?
C’est un musicien franco-libanais qui, après une formation de pianiste (il a été élève d’Aldo Ciccolini), se consacre maintenant entièrement à la composition. Sa double culture, entre Orient et Occident, se retrouve dans sa musique. Il a aimé trouver chez certains des chanteurs des Eléments une expérience dans la musique ancienne ce qui veut dire des tempéraments différents, une manière de chanter avec ou sans vibrato, des couleurs nouvelles, et de notre côté, nous avons aimé travailler avec lui chaque année, depuis 2004.

Quel est son style ?
Depuis ses premières pièces, il y a eu une grande évolution : Zikr (2003) était un hommage à Monteverdi, très madrigalesque, tandis que Nepsis, créé en 2005, est très loin de cette esthétique. Mais on trouve toujours une dimension rituelle, mystique, dans sa musique, ainsi qu’une énergie en mouvement, une impulsion, presque comme dans certains instruments à percussions. S’il est un compositeur du XXè siècle duquel on peut rapprocher Zad Moultaka c’est Luciano Berio, même si les langages ne sont pas comparables : même amour du texte, même goût pour la voix.

I had ad dream, la pièce qui donne le titre à ce concert, fait référence au fameux discours de Martin Luther King sur les marches du Lincoln Memorial à Washington en 1963. Comment Zad Moultaka y a-t-il trouvé une matière musicale ?
Zad Moultaka a mis la voix de Martin Luther King sur une bande magnétique, tandis que le choeur chante non pas pour l’imiter, mais à partir des sonorités et de couleurs de sa voix. Zad Moultaka a voulu télescoper l’histoire : les mots que le choeur chante sont ceux des victimes de l’ouragan Katrina qui balaya la Nouvelle-Orléans en 2004, avec un décalage entre le discours utopique de 1963 et la réalité déprimante de l’Amérique des années Bush. Une grosse caisse sonne le glas à la fin de l’oeuvre : le glas pour les morts ou le tocsin de la révolte ? Zad Moultaka a modifié aussi les applaudissements à la fin du discours pour qu’ils donnent l’impression de la pluie qui arrive pour inonder tout... Pour nous musiciens, c’est rare d’interpréter une oeuvre aux prises avec la réalité historique et sociale. Le plus difficile pour les chanteurs est justement de retrouver des couleurs et des accents qui soient ceux des noirs américains : il ne servirait à rien de chanter ça avec un anglais oxfordien.

Pablo Galonce

Zad Moultaka : I had a dream. Choeur de Chambre les éléments, Ensemble Pythagore, Joël Suhubitte (direction). Blagnac (31), Odyssud, le 18 mai, 21 h. www.odyssud.com - www.les-elements.com - www.zadmoultaka.com

Crédit photo : ©F.Passerini


vendredi 14 mai 2010

L’opéra tue : John Malkovich en sait quelque chose

Vertu du hasard ? A ma droite, une reprise des Contes d’Hoffmann d’Offenbach à l’Opéra Bastille, dans la mise en scène intelligente de Robert Carsen : un théâtre (où l’on joue … Don Giovanni), une cantatrice protéiforme, un poète qui se détruit à vouloir tenter le diable et vivre les passions des simples mortels. Public bon enfant, assez « opéra comique à l’ancienne », qui fait un triomphe au ténor Giuseppe Filianoti, très convaincant dans le rôle casse-voix d’Hoffmann, et à Laura Aikin en Poupée nymphomane imaginée par Carsen pour Natalie Dessay, vedette du spectacle lors de sa création en 2000.
A ma gauche, The Infernal Comedy, Confessions d’un serial killer au Palais Garnier. Représentation unique (c’est une tournée mondiale), public chic et international pour John Malkovich jouant Jack Unterweger, un tueur de femmes doué pour l’écriture et stimulé à son corps défendant (si l’on peut dire) par la voix des cantatrices. Pour assouvir ses fantasmes, un orchestre (le Wiener Akademie, élégamment dirigé par Martin Haselböck) et deux divas chantant (fort joliment) Vivaldi, Haydn, Mozart, Gluck et Weber : Aleksandra Zamojska et Bernarda Bobro. Dans les deux spectacles, les charmes délétères d’Eros et de Thanatos à travers la voix féminine sont en question. John Malkovich, illusionniste de haut vol en grand ordonnateur des pompes (funèbres) opératiques, ferait - s’il était chanteur - un Hoffmann formidable, si ce n’est que sa voix, même avec l’accent autrichien qu’il prend pour incarner Unterweger, est toute de menace et d’insinuation, à l’exact opposé du ténor claironnant imaginé par Offenbach. Dans un cas comme dans l’autre, et pour reprendre le thème mis à la mode par Catherine Clément dans les années 1980, l’opéra est la défaite des femmes, mais elle n’est pas moins celle des hommes.

François Lafon

Offenbach : Les Contes d’Hoffmann. Robert Carsen (mise en scène), Jesus Lopez-Cobos (direction). A l’Opéra National de Paris – Bastille, les 17, 20, 23, 26, 29 mai, 1er, 3 juin.
The Infernal Comedy. Théâtre musical de Michael Sturmiger et Martin Haselböck. Paris, Palais Garnier (13 mai)
Catherine Clément : L’opéra ou la défaite des femmes – Grasset (1979)

Crédit photo : Opéra national de Paris/ Frédérique Toulet - The Infernal comedy/ Nathalie Bauer

dimanche 9 mai 2010

José Van Dam : « Adieu et à bientôt »


Tous les mêmes ! Hier samedi, à 22 h 50, on peut voir sur Arte, en direct de la Monnaie de Bruxelles, José van Dam expirer en beauté dans le Don Quichotte de Massenet. Soixante-dix ans, cinquante ans de carrière et des adieux télévisés à la maison-mère. Il aura décidément tout réussi. Une larme ? Oui et non, puisqu’on va le revoir, en récital et même à l’opéra, dans La Veuve Joyeuse en décembre à Genève, et dans Ariane et Barbe-Bleue de Dukas à Barcelone en 2011. Ce ne seront plus des grands rôles (Barbe-Bleue, malgré sa présence dans le titre, doit avoir vingt mesures à chanter), mais tout de même. Dans Le Monde du 7 mai, il lance un appel d’offre : si vous cherchez un metteur en scène pour Pelléas et Mélisande ou La Damnation de Faust, il est prêt. Il se voit bien aussi débuter une carrière de chef d’orchestre. Et puis il n’abandonne pas ses élèves de la Chapelle musicale Reine Elisabeth, à Bruxelles. Tous les mêmes, vraiment, quand il s’agit de raccrocher. Quoiqu’avec José van Dam, il faille se méfier : cet homme apparemment tranquille, qui a mené une carrière que tous ses confrères lui envient, est capable de disparaître et de reparaître à volonté. En toute discrétion, comme d’habitude.
François Lafon
Massenet : Don Quichotte. Laurent Pelly (mise en scène), Marc Minkowski (direction). Bruxelles, Théâtre de la Monnaie, 8, 11, 12, 14, 18, 19 mai. Captation d’Arte disponible jusqu’au 15 mai sur liveweb.arte.tv.

samedi 8 mai 2010

Au TCE, La Calisto dans le tunnel

Fragilité de certaines œuvres. N’importe où, n’importe comment, Carmen ou Don Giovanni résistent. La Calisto, non. Ce curieux « dramma per musica », composé à Venise en 1651 par Cavalli, le plus adulé des successeurs de Monteverdi, a connu deux résurrections, après trois siècles de coma dépassé. A Glyndebourne d’abord (1970), où le public smart s’est reconnu dans cet univers où tout est libido sous des allures gracieuses, à Bruxelles ensuite (1993), où Herbert Wernicke (mise en scène) et René Jacobs (direction) ont projeté dans les étoiles l’histoire de la nymphe transformée en constellation. De Glyndebourne, l’œuvre a tiré la réputation d’être « irrésistible de drôlerie » (grâce, en particulier, au ténor Hugues Cuénod en travesti paillard), de Bruxelles celle d’être une source intarissable d’invention dramatico-musicale. Au Théâtre des Champs-Elysées, où Macha Makeïeff (mise en scène) et Christophe Rousset (direction) s’y attellent aujourd’hui, on ne voit qu’une interminable antiquité. Que s’est-il passé ? Rien, justement. La musique est belle, sensuelle, fort bien interprétée (Rousset est impeccable, Lawrence Zazzo, Sophie Karthäuser, Véronique Gens irréprochables), l’histoire est toujours aussi (dé)culottée, et le spectacle évite la vulgarité. Mais voilà, il n’y a pas la grâce. Et dire que le miracle de Bruxelles a été vu partout, sauf à Paris ! Il a au moins été filmé (DVD Harmonia Mundi), mais la mise en boite l’a un peu émoussé. La Calisto (qui veut dire la Belle, en grec) est-elle repartie pour un long sommeil ?

François Lafon


Au Théâtre des Champs-Elysées, Paris, les 9, 11 et 14 mai.

Crédit photo : Alvaro Yanez

mercredi 5 mai 2010

The Rest is noise : le bruit du XXè siècle


Le titre de ce livre est tellement bien trouvé que l’éditeur français qui le publie aujourd'hui n’a pas hésité à le garder en VO. Et d'autant plus, d'ailleurs, qu'avant même la parution, le livre était célèbre : dans un blog devenu le site internet classique le plus lu au monde et le plus habile des moyens de promotion, Alex Ross, son auteur, critique au New Yorker, a raconté au fil du temps toute la gestation de ces 700 pages sur la musique du XXè siècle. Résultat : dès sa sortie, The Rest is Noise s'affiche comme best-seller, non seulement en anglais mais aussi dans les autres langues dans lequel il a été traduit, comme en Espagne, où il a été dans la liste des meilleures ventes du premier jour alors que ce type de littérature ne fait pas de scores très reluisants.
A la lecture, on se rend bien compte que tout ce bruit n’est pas pour rien. The Rest is Noise se lit comme un roman grâce à un style accrocheur et sans fioritures, un sens de l’anecdote révélatrice, une érudition qui ne tombe jamais dans la cuistrerie. Mais surtout, Alex Ross est un véritable hétérodoxe : loin de présenter la musique de XXè siècle comme un chemin qui mène tout droit vers la modernité, commençant par Schoenberg et Stravinsky et finissant avec Boulez et Stockhausen, il ose explorer les autres voies et rendre hommage à Sibelius (un chapitre pour lui seul), à Duke Ellington (les pages sur la musique américaine sont riches en détails), Steve Reich, Chostakovitch et Britten, ou encore Richard Strauss, tout aussi modernes qu'une avant-garde autoproclamée qui en prend pour son grade. Et tant pis pour les hiérarchies : Messiaen et Ligeti côtoient Lou Reed et le Velvet Underground, les Beatles sont traités avec le même sérieux que Luciano Berio. Le sous-titre de l’ouvrage (« A l’écoute du XXè siècle ») donne aussi une piste. Loin d’isoler la musique dans une tour d’ivoire, Alex Ross n’a de cesse de signaler l’influence de la politique et de la société sur l’évolution du langage musical : le chapitre sur l’Allemagne nazie est tout aussi passionnant que celui sur la manière dont la CIA s’est servie de l’avant-garde comme d’un instrument de propagande pendant la guerre froide ou sur l’influence du New Deal de Roosevelt sur les compositeurs américains des années 1930. « Mister Gershwin, music is music… » aurait dit Berg à l’auteur de la Rhapsody in blue : rien n’est moins évident quand on a finit de lire ce livre.
Pablo Galonce
Alex Ross : The rest is noise. A l’écoute de la musique du XXè siècle. Traduction de Laurent Slaars. Actes Sud, 767 pages, 32 euros.

L’Italie malade de ses opéras

En Italie, quand l’opéra ne va pas, rien ne va. Or voilà que la première de Carmen est annulée à Bologne, que Turin déprogramme Le Barbier de Séville, que L’Or du Rhin risque de ne pas briller à la Scala de Milan, et qu’à Florence, Zubin Mehta dirige « Va Pensiero » pour les employés en grève au lieu de régaler le public chic de La Femme sans ombre de Richard Strauss. Le détonateur : un décret réduisant les dépenses des opéras de la Péninsule, et une mesure signée par le président de la République Giorgio Napolitano visant à les privatiser. Les quinze Fondazioni lyriques sont touchées, et cinq mille six cents emplois menacés. L’état compte ainsi économiser 260 millions d’euros par an, sans compter les 110 millions prodigués par les régions, les provinces et les communes. La raison : les théâtres italiens sont les moins rentables du monde, ils perdent tous les ans 2,7 millions chacun (dette cumulée : 300 millions), chaque spectacle est subventionné à hauteur de 135 000 euros, et l’ensemble coûte 400 millions par an aux contribuables. Le quotidien Il Giornale, dont Silvio Berlusconi est le propriétaire, se félicite de voir baisser les salaires et ironise sur l’« indemnité humidité » touchée par les musiciens quand ils jouent en plein air, la « prime armes factices » exigée par les figurants des Arènes de Vérone quand ils doivent manier poignards et épées, ou le « bonus langue » allégué aux choristes du San Carlo pour chanter ne serait-ce qu’un mot dans un idiome autres que l’italien. La première scène de Senso, le film de Luchino Visconti, se passe à la Fenice de Venise. On y voit une représentation du Trouvère tourner à l’émeute. Avis aux politiques !
François Lafon