vendredi 21 mai 2010

De la branchitude à l’opéra, leçon 3

Cette troisième et dernière leçon nous initie aux aspects philosophiques, voire métaphysiques de la méthode.

19) L’ennui du public est une forme d’art.

20). Il doit y avoir un tas de ferraille dans un coin, que l’on manipule sans raison, et qui s’écroule de préférence quand l’orchestre joue piano. Veiller à ce que les objets dangereux soient placés sur le bord du plateau, de manière que, quand les danseurs ont les yeux bandés, ils puissent shooter dedans et les envoyer dans la fosse d’orchestre.

21) Les apartés doivent être chantés face à celui qui est censé ne pas les entendre.

22). Les protagonistes doivent être maquillés en blanc, de manière à perdre toute individualité, toute variété dans leurs expressions. De toute façon, ils ne savent pas jouer. Ils ne sont là que pour prendre la pose et émettre de jolis sons.

23). Essayez de lire le livret à l’avance, pour être sûr qu’il ne se mettra pas en travers de vos idées. N’allez pas jusqu’à écouter un enregistrement de l’œuvre : ce n’est pas votre travail.

24) Faites en sorte que le chef se sente utile, même s’il n’est qu’un intrus, un manieur de premier degré.

25). Le metteur en scène doit bannir toute idée qui ne vient pas de lui, même si cette idée figure déjà dans cette liste.

26) Un costume doit répondre au moins à deux de ces critères : a) enlaidir le chanteur ; b) obscurcir sa vue ; c) l’empêcher d’entendre l’orchestre ; d) gêner ses mouvements ; e) être en contradiction avec l’époque indiquée par le livret (ce dernier point ayant à peine besoin d’être mentionné).

Voilà. Sans prétendre égaler les maîtres en la matière que sont Christoph Marthaler, Claus Guth ou Christof Loy, vous avez en mains les éléments qui vous permettront de percer les secrets du Regietheater tel qu’il est pratiqué sur la plupart des scènes lyriques. Faites-en bon usage. Et si vous pensez aux pyramides en écoutant Aida, s’il vous arrive d’imaginer Wotan vêtu de peaux de bêtes et Manon en robe à paniers, apprenez par cœur ces vingt-six préceptes. Vous pourrez vous les réciter et échapper ainsi à toute tentation de révisionnisme dramaturgique.
François Lafon

Illustration : Le Roi Roger de Karol Szymanowski, mise en scène de Krzysztof Warlikowski à l'Opéra National de Paris.

mercredi 19 mai 2010

De la branchitude à l’opéra, leçon 2

Les huit premiers préceptes de « How to opera germanly » ont posé les principes de base de la méthode. Avec cette deuxième leçon, nous en abordons quelques aspects plus pratiques.


9) Les scènes de sexe doivent être sans charme, agressives même. Le must : se rouler par terre.

10) Des comportements homosexuels sans motif apparent doivent émailler l’action.

11) Le happy end est une faillite intellectuelle. Jouer le contraire. Ajouter si possible un meurtre.

12). Eviter à tout prix de plaire au public. S’il siffle, vous avez gagné.

13) Répétez l’opération jusqu’à ce que celui-ci soit mort. Très important.

14) Toute allusion à la beauté ou au mystère de la nature doit être évitée. Le décor doit être prosaïque, contemporain et décrépit. N’oubliez pas les lumières fluorescentes. Les lampes à arc sont aussi admises.

15) Le public ne doit pas savoir à quels moments il peut applaudir ni quand la scène/l’acte se termine.

16) Les atrocités de l’histoire, comme l’Holocauste ou le sida, doivent être le plus possible exploitées. Les mœurs du public doivent aussi être tournées en dérision.

17) Les couleurs relèvent de l’opéra culinaire : du noir, du blanc, du gris, rien d’autre.

18). Les choristes doivent avoir le crâne rasé, être sans sexe, sans visage et en trench coat.

François Lafon
Illustration : mise en scène de Cristoph Marthaler de Tristan et Isolde de Richard Wagner au Festival de Bayreuth. Crédit photo : Enrico Nawrath

Magdalena ou la subversion masquée

Dans un monde qui se targue de n’avoir rien à cacher, la fiction n’a plus rien à révéler. Du coup, au théâtre et à l’opéra, on essaye de montrer ce que l’auteur lui-même est incapable d’expliquer. Cela donne le Regietheater (voir Le Cabinet de Curiosités). De là à regretter le temps où les idées devaient avancer masquées… Prenez Magdalena, de'Heitor Villa-Lobos, que le Châtelet exhume en conclusion d’une saison plutôt réussie consacrée à la comédie musicale américaine. « L’Amazonie à Broadway » dit l’affiche. Kesako ? Et Magdalena, qui est-ce ? Et cette histoire qui se passe en Colombie, où dictateurs et exploités, dieux anciens et Madone dans sa châsse, musique savante et rythmes populaires se font une guerre d’opérette ? A première vue, on se croirait revenus au Châtelet de papa, avec ballets ringards et couleurs criardes. Mais que faut-il prendre pour agent comptant dans tout cela ? Quand cette Magdalena (qui est le nom d’une rivière) a été créée à Broadway en 1948, dans une mise en scène de Jules Dassin, on s’est très sérieusement demandé si Villa-Lobos, se moquait de la musique américaine, ou si l’auteur des Bachianas Brasileiras et des Chôros, le compositeur aux mille opus qui disait : « le folklore, c’est moi », se parodiait lui-même. Sous ses airs d’opérette exotique, Magdalena, dont le sous-titre est « A musical adventure », est peut-être plus subversif que toutes les Regietheater à la mode. C’est apparemment ainsi que l’ont conçu le metteur en scène Kate Whoriskey, star du théâtre branché américain, et le jeune chef français Sébastien Rouland. Que Magdalena ne soit pas le chef-d’œuvre de son auteur, que le public n’en sifflote pas les airs à la sortie n’y change pas grand-chose.
François Lafon


Au Châtelet, Paris, les 19 20, 21, 22 mai.

Crédit photo : © Marie-Noëlle Robert - Théâtre du Châtelet

lundi 17 mai 2010

De la branchitude à l’opéra, première leçon

Depuis son apparition sur la toile au début du XXIème siècle, « How to opera germanly » (« Comment monter un opéra à l’allemande », ou plutôt « allemandement ») reste un mystère. L’auteur en serait un chanteur et/ou metteur en scène préférant rester anonyme pour ne pas se griller dans le métier. Certains prétendent qu’il s’agirait du compositeur et ex-ténor wagnérien Gary Bachlund, lequel en a livré une très sérieuse version commentée. La charge contre l’école germanique de mise en scène est grosse, et l’ensemble dégage un désagréable parfum de réaction (c’est la loi du genre). Mais quel meilleur remède à l’overdose qui nous guette de Haendel en treillis, de Mozart au fast food et de Wagner façon Mad Max ? Il circule diverses versions de « How to opera germanly », plus ou moins augmentées et parées de variantes. L’urtext est en (mauvais) anglais. Le voici en (mauvais ?) français. Il est en vingt-six points. Pour vous permettre de l’assimiler plus facilement et devenir ainsi un as du Regietheater (théâtre de metteur en scène), comme on dit outre-Rhin, nous vous le proposons en trois leçons. Aujourd’hui : les huit premiers préceptes.


1)Le metteur en scène est l’élément essentiel du spectacle. Sa vision passe avant celles du compositeur, du librettiste, des chanteurs et surtout du public, composé d’idiots repus qui ne demandent qu’à être distraits et émus.

2) Le deuxième élément important est le scénographe.

3) La comédie est verboten, sauf si elle est fortuite. Laissons l’humour à ces abrutis de téléspectateurs.

4) Le jeu scénique doit être intense : on se roule par terre, on grimpe aux murs, on s’assoit sur le plancher nu.

5) L’attention du public doit se porter sur tout, sauf sur la personne qui est en train de chanter. Un air - forme musicale déjà démodé au siècle denier - doit être accompagné par des gens exprimant de la façon la plus triviale le mal être que leur inspire celui ou celle qui chante.

6) La fidélité au livret est passible de l’anathème, comme la peinture réaliste l’est pour le peintre abstrait. Ne racontez pas l’histoire, commentez-la. Mieux : dynamitez-la!

7) Quand il pousse une note aiguë, le chanteur doit être plié en deux, allongé par terre ou dos au public.

8) A certains moments, la musique doit s’arrêter, pour une raison obscure, mais intense.
François Lafon

Illustration : Mise en scène de Stefan Herheim de L'Enlèvement dans le sérail de Mozart (Festival de Salzbourg, 2003). Photo: Karl Forster

dimanche 16 mai 2010

Trois questions à Joël Suhubiette

Mardi 18 mai, le Choeur de chambre les Eléments propose un concert entièrement consacré à Zad Moultaka. Le chef Joël Suhubiette donne quelques clés pour mieux comprendre la musique de ce compositeur.

Qui est Zad Moultaka ?
C’est un musicien franco-libanais qui, après une formation de pianiste (il a été élève d’Aldo Ciccolini), se consacre maintenant entièrement à la composition. Sa double culture, entre Orient et Occident, se retrouve dans sa musique. Il a aimé trouver chez certains des chanteurs des Eléments une expérience dans la musique ancienne ce qui veut dire des tempéraments différents, une manière de chanter avec ou sans vibrato, des couleurs nouvelles, et de notre côté, nous avons aimé travailler avec lui chaque année, depuis 2004.

Quel est son style ?
Depuis ses premières pièces, il y a eu une grande évolution : Zikr (2003) était un hommage à Monteverdi, très madrigalesque, tandis que Nepsis, créé en 2005, est très loin de cette esthétique. Mais on trouve toujours une dimension rituelle, mystique, dans sa musique, ainsi qu’une énergie en mouvement, une impulsion, presque comme dans certains instruments à percussions. S’il est un compositeur du XXè siècle duquel on peut rapprocher Zad Moultaka c’est Luciano Berio, même si les langages ne sont pas comparables : même amour du texte, même goût pour la voix.

I had ad dream, la pièce qui donne le titre à ce concert, fait référence au fameux discours de Martin Luther King sur les marches du Lincoln Memorial à Washington en 1963. Comment Zad Moultaka y a-t-il trouvé une matière musicale ?
Zad Moultaka a mis la voix de Martin Luther King sur une bande magnétique, tandis que le choeur chante non pas pour l’imiter, mais à partir des sonorités et de couleurs de sa voix. Zad Moultaka a voulu télescoper l’histoire : les mots que le choeur chante sont ceux des victimes de l’ouragan Katrina qui balaya la Nouvelle-Orléans en 2004, avec un décalage entre le discours utopique de 1963 et la réalité déprimante de l’Amérique des années Bush. Une grosse caisse sonne le glas à la fin de l’oeuvre : le glas pour les morts ou le tocsin de la révolte ? Zad Moultaka a modifié aussi les applaudissements à la fin du discours pour qu’ils donnent l’impression de la pluie qui arrive pour inonder tout... Pour nous musiciens, c’est rare d’interpréter une oeuvre aux prises avec la réalité historique et sociale. Le plus difficile pour les chanteurs est justement de retrouver des couleurs et des accents qui soient ceux des noirs américains : il ne servirait à rien de chanter ça avec un anglais oxfordien.

Pablo Galonce

Zad Moultaka : I had a dream. Choeur de Chambre les éléments, Ensemble Pythagore, Joël Suhubitte (direction). Blagnac (31), Odyssud, le 18 mai, 21 h. www.odyssud.com - www.les-elements.com - www.zadmoultaka.com

Crédit photo : ©F.Passerini


vendredi 14 mai 2010

L’opéra tue : John Malkovich en sait quelque chose

Vertu du hasard ? A ma droite, une reprise des Contes d’Hoffmann d’Offenbach à l’Opéra Bastille, dans la mise en scène intelligente de Robert Carsen : un théâtre (où l’on joue … Don Giovanni), une cantatrice protéiforme, un poète qui se détruit à vouloir tenter le diable et vivre les passions des simples mortels. Public bon enfant, assez « opéra comique à l’ancienne », qui fait un triomphe au ténor Giuseppe Filianoti, très convaincant dans le rôle casse-voix d’Hoffmann, et à Laura Aikin en Poupée nymphomane imaginée par Carsen pour Natalie Dessay, vedette du spectacle lors de sa création en 2000.
A ma gauche, The Infernal Comedy, Confessions d’un serial killer au Palais Garnier. Représentation unique (c’est une tournée mondiale), public chic et international pour John Malkovich jouant Jack Unterweger, un tueur de femmes doué pour l’écriture et stimulé à son corps défendant (si l’on peut dire) par la voix des cantatrices. Pour assouvir ses fantasmes, un orchestre (le Wiener Akademie, élégamment dirigé par Martin Haselböck) et deux divas chantant (fort joliment) Vivaldi, Haydn, Mozart, Gluck et Weber : Aleksandra Zamojska et Bernarda Bobro. Dans les deux spectacles, les charmes délétères d’Eros et de Thanatos à travers la voix féminine sont en question. John Malkovich, illusionniste de haut vol en grand ordonnateur des pompes (funèbres) opératiques, ferait - s’il était chanteur - un Hoffmann formidable, si ce n’est que sa voix, même avec l’accent autrichien qu’il prend pour incarner Unterweger, est toute de menace et d’insinuation, à l’exact opposé du ténor claironnant imaginé par Offenbach. Dans un cas comme dans l’autre, et pour reprendre le thème mis à la mode par Catherine Clément dans les années 1980, l’opéra est la défaite des femmes, mais elle n’est pas moins celle des hommes.

François Lafon

Offenbach : Les Contes d’Hoffmann. Robert Carsen (mise en scène), Jesus Lopez-Cobos (direction). A l’Opéra National de Paris – Bastille, les 17, 20, 23, 26, 29 mai, 1er, 3 juin.
The Infernal Comedy. Théâtre musical de Michael Sturmiger et Martin Haselböck. Paris, Palais Garnier (13 mai)
Catherine Clément : L’opéra ou la défaite des femmes – Grasset (1979)

Crédit photo : Opéra national de Paris/ Frédérique Toulet - The Infernal comedy/ Nathalie Bauer

dimanche 9 mai 2010

José Van Dam : « Adieu et à bientôt »


Tous les mêmes ! Hier samedi, à 22 h 50, on peut voir sur Arte, en direct de la Monnaie de Bruxelles, José van Dam expirer en beauté dans le Don Quichotte de Massenet. Soixante-dix ans, cinquante ans de carrière et des adieux télévisés à la maison-mère. Il aura décidément tout réussi. Une larme ? Oui et non, puisqu’on va le revoir, en récital et même à l’opéra, dans La Veuve Joyeuse en décembre à Genève, et dans Ariane et Barbe-Bleue de Dukas à Barcelone en 2011. Ce ne seront plus des grands rôles (Barbe-Bleue, malgré sa présence dans le titre, doit avoir vingt mesures à chanter), mais tout de même. Dans Le Monde du 7 mai, il lance un appel d’offre : si vous cherchez un metteur en scène pour Pelléas et Mélisande ou La Damnation de Faust, il est prêt. Il se voit bien aussi débuter une carrière de chef d’orchestre. Et puis il n’abandonne pas ses élèves de la Chapelle musicale Reine Elisabeth, à Bruxelles. Tous les mêmes, vraiment, quand il s’agit de raccrocher. Quoiqu’avec José van Dam, il faille se méfier : cet homme apparemment tranquille, qui a mené une carrière que tous ses confrères lui envient, est capable de disparaître et de reparaître à volonté. En toute discrétion, comme d’habitude.
François Lafon
Massenet : Don Quichotte. Laurent Pelly (mise en scène), Marc Minkowski (direction). Bruxelles, Théâtre de la Monnaie, 8, 11, 12, 14, 18, 19 mai. Captation d’Arte disponible jusqu’au 15 mai sur liveweb.arte.tv.

samedi 8 mai 2010

Au TCE, La Calisto dans le tunnel

Fragilité de certaines œuvres. N’importe où, n’importe comment, Carmen ou Don Giovanni résistent. La Calisto, non. Ce curieux « dramma per musica », composé à Venise en 1651 par Cavalli, le plus adulé des successeurs de Monteverdi, a connu deux résurrections, après trois siècles de coma dépassé. A Glyndebourne d’abord (1970), où le public smart s’est reconnu dans cet univers où tout est libido sous des allures gracieuses, à Bruxelles ensuite (1993), où Herbert Wernicke (mise en scène) et René Jacobs (direction) ont projeté dans les étoiles l’histoire de la nymphe transformée en constellation. De Glyndebourne, l’œuvre a tiré la réputation d’être « irrésistible de drôlerie » (grâce, en particulier, au ténor Hugues Cuénod en travesti paillard), de Bruxelles celle d’être une source intarissable d’invention dramatico-musicale. Au Théâtre des Champs-Elysées, où Macha Makeïeff (mise en scène) et Christophe Rousset (direction) s’y attellent aujourd’hui, on ne voit qu’une interminable antiquité. Que s’est-il passé ? Rien, justement. La musique est belle, sensuelle, fort bien interprétée (Rousset est impeccable, Lawrence Zazzo, Sophie Karthäuser, Véronique Gens irréprochables), l’histoire est toujours aussi (dé)culottée, et le spectacle évite la vulgarité. Mais voilà, il n’y a pas la grâce. Et dire que le miracle de Bruxelles a été vu partout, sauf à Paris ! Il a au moins été filmé (DVD Harmonia Mundi), mais la mise en boite l’a un peu émoussé. La Calisto (qui veut dire la Belle, en grec) est-elle repartie pour un long sommeil ?

François Lafon


Au Théâtre des Champs-Elysées, Paris, les 9, 11 et 14 mai.

Crédit photo : Alvaro Yanez

mercredi 5 mai 2010

The Rest is noise : le bruit du XXè siècle


Le titre de ce livre est tellement bien trouvé que l’éditeur français qui le publie aujourd'hui n’a pas hésité à le garder en VO. Et d'autant plus, d'ailleurs, qu'avant même la parution, le livre était célèbre : dans un blog devenu le site internet classique le plus lu au monde et le plus habile des moyens de promotion, Alex Ross, son auteur, critique au New Yorker, a raconté au fil du temps toute la gestation de ces 700 pages sur la musique du XXè siècle. Résultat : dès sa sortie, The Rest is Noise s'affiche comme best-seller, non seulement en anglais mais aussi dans les autres langues dans lequel il a été traduit, comme en Espagne, où il a été dans la liste des meilleures ventes du premier jour alors que ce type de littérature ne fait pas de scores très reluisants.
A la lecture, on se rend bien compte que tout ce bruit n’est pas pour rien. The Rest is Noise se lit comme un roman grâce à un style accrocheur et sans fioritures, un sens de l’anecdote révélatrice, une érudition qui ne tombe jamais dans la cuistrerie. Mais surtout, Alex Ross est un véritable hétérodoxe : loin de présenter la musique de XXè siècle comme un chemin qui mène tout droit vers la modernité, commençant par Schoenberg et Stravinsky et finissant avec Boulez et Stockhausen, il ose explorer les autres voies et rendre hommage à Sibelius (un chapitre pour lui seul), à Duke Ellington (les pages sur la musique américaine sont riches en détails), Steve Reich, Chostakovitch et Britten, ou encore Richard Strauss, tout aussi modernes qu'une avant-garde autoproclamée qui en prend pour son grade. Et tant pis pour les hiérarchies : Messiaen et Ligeti côtoient Lou Reed et le Velvet Underground, les Beatles sont traités avec le même sérieux que Luciano Berio. Le sous-titre de l’ouvrage (« A l’écoute du XXè siècle ») donne aussi une piste. Loin d’isoler la musique dans une tour d’ivoire, Alex Ross n’a de cesse de signaler l’influence de la politique et de la société sur l’évolution du langage musical : le chapitre sur l’Allemagne nazie est tout aussi passionnant que celui sur la manière dont la CIA s’est servie de l’avant-garde comme d’un instrument de propagande pendant la guerre froide ou sur l’influence du New Deal de Roosevelt sur les compositeurs américains des années 1930. « Mister Gershwin, music is music… » aurait dit Berg à l’auteur de la Rhapsody in blue : rien n’est moins évident quand on a finit de lire ce livre.
Pablo Galonce
Alex Ross : The rest is noise. A l’écoute de la musique du XXè siècle. Traduction de Laurent Slaars. Actes Sud, 767 pages, 32 euros.

L’Italie malade de ses opéras

En Italie, quand l’opéra ne va pas, rien ne va. Or voilà que la première de Carmen est annulée à Bologne, que Turin déprogramme Le Barbier de Séville, que L’Or du Rhin risque de ne pas briller à la Scala de Milan, et qu’à Florence, Zubin Mehta dirige « Va Pensiero » pour les employés en grève au lieu de régaler le public chic de La Femme sans ombre de Richard Strauss. Le détonateur : un décret réduisant les dépenses des opéras de la Péninsule, et une mesure signée par le président de la République Giorgio Napolitano visant à les privatiser. Les quinze Fondazioni lyriques sont touchées, et cinq mille six cents emplois menacés. L’état compte ainsi économiser 260 millions d’euros par an, sans compter les 110 millions prodigués par les régions, les provinces et les communes. La raison : les théâtres italiens sont les moins rentables du monde, ils perdent tous les ans 2,7 millions chacun (dette cumulée : 300 millions), chaque spectacle est subventionné à hauteur de 135 000 euros, et l’ensemble coûte 400 millions par an aux contribuables. Le quotidien Il Giornale, dont Silvio Berlusconi est le propriétaire, se félicite de voir baisser les salaires et ironise sur l’« indemnité humidité » touchée par les musiciens quand ils jouent en plein air, la « prime armes factices » exigée par les figurants des Arènes de Vérone quand ils doivent manier poignards et épées, ou le « bonus langue » allégué aux choristes du San Carlo pour chanter ne serait-ce qu’un mot dans un idiome autres que l’italien. La première scène de Senso, le film de Luchino Visconti, se passe à la Fenice de Venise. On y voit une représentation du Trouvère tourner à l’émeute. Avis aux politiques !
François Lafon 

mardi 4 mai 2010

Chopin, à plus d’un titre

Cadeau d’actualité : un livre sur Chopin. Mais lequel ? Chez les libraires, il y en a des tables entières. Difficile de se repérer aux couvertures, elles se ressemblent toutes (mêmes portraits, mêmes photos), avec pour volonté commune de faire romantique (couleurs tendres, flous artistiques, graphisme tout en rondeur). Les auteurs ? Tout le monde s’y est mis, et les plus célèbres ne sont pas forcément les plus autorisés. Restent les titres, mais là aussi, méfiance. Un livre intitulé Chopin l’enchanteur autoritaire (Marie-Paule Rambaud) relève a priori de la fantaisie. On le rapprocherait volontiers de Deux âmes de Frédéric Chopin ou de Nuits de l’âme, 21 poèmes d’après 21 Nocturnes de Chopin, signés de Jean-Yves Clément, directeur des Fêtes Romantiques de Nohant. Erreur : c’est une somme de neuf cents pages, aussi sérieuse que Chopin, vie et œuvre, de Sylvie Oussenko. Certains cachent leur jeu : Chopin, de Claude Dufresne, n’est pas plus objectif que Chopin, l’impossible amour, d’Eve Ruggieri, et n’a rien à voir avec la première biographie du musicien, signée Franz Liszt, et intitulée elle aussi… Chopin. Pourquoi d’ailleurs qualifier le nom magique ? En intitulant Aimer Chopin son intéressant ouvrage, Pierre Brunel paraît plus subjectif (donc moins sérieux ?) que Pascale Fautrier, qui vient d’enrichir d’un Chopin (tout court) l’excellente série de biographies entreprise par Folio, ou qu’Alain Duault, auteur d’un Chopin (tout court aussi) destiné aux néophytes. Certains, comme Adélaïde de la Place en collaboration avec le pianiste Abdel Rahman El Bacha, ajoutent le prénom : Frédéric Chopin. Cela nous ramène de la légende au monde des humains. Autre pianiste (et quel !), Alfred Cortot, essaye de passer le grand homme aux rayons X. Cela donne Aspects de Chopin. D’autres, comme le trio Charlotte Voake, Catherine Weill, Benoit Allemane, marient physique et métaphysique : Chopin ou l’histoire d’une âme. Il y a ceux, romanciers déclarés, qui dramatisent le drame : dans Les funérailles de Chopin, Benita Eisler refait le trajet à l’envers. Il y en a qui envoient des messages codés : en intitulant son petit ouvrage Chopin. Chapeau bas, Messieurs, un génie, Michel Pazdro cite Schumann et indique que pour se plier au jeu de la collection Découvertes - Gallimard, il n’en renonce pas moins à s’adresser aux esprits cultivés. Jean-Jacques Eigeldinger, lui, a intitulé ses livres L’Univers musical de Chopin, Chopin vu par ses élèves, Chopin et Pleyel. Des titres qui n’incitent pas à la rêverie. Si vous voulez être un chopinien imbattable, ce sont pourtant eux qu’il faut lire.

samedi 1 mai 2010

Nick Clegg aime les arts. So what?

Il aime les Quatre Derniers Lieder de Richard Strauss, Le Roi des Aulnes de Schubert par Dietrich Fischer-Dieskau et la Valse en la mineur op. posthume de Chopin. Il a joué, quand il était étudiant, dans Cyrano de Bergerac mis en scène par Sam Mendes, et a été intéressé par le film de Laurent Cantet Entre les murs (palme d’or à Cannes en 2008). Il est Britannique, d’origine russe par son père et néerlandaise par sa mère, marié à une espagnole, député européen depuis 2005 et candidat au poste de premier ministre de sa Gracieuse Majesté. Qui est-il ? Gordon Brown ? Vous avez tout faux (mais alors vraiment tout !). David Cameron ? Pas plus. C’est donc de Nick Clegg qu’il s’agit, le troisième larron libéral-démocrate, qui a séduit les Anglais pendant la campagne, mais n’a aucune chance d’être élu. Ne soyez pas trop tristes : si leur candidat a la fibre artistique, les Libéraux-Démocrates prévoient, dans leur programme, de restreindre les dépenses publiques sur les arts.
François Lafon

vendredi 30 avril 2010

Elektra à Toulouse : Strauss ou Nietzsche ?

Avec Nietzsche, la rationalité philosophique se découvre un nouveau lieu : la vie et la volonté de puissance. La vie est ce qui doit se dépasser sans cesse ; ce dépassement est l’œuvre d’une puissance qui se veut elle-même toujours plus forte, plus destructrice. Avec Nietzsche, l’écriture philosophique trouve aussi un nouveau style ; ce qui est dit est énoncé comme une danse extatique et dionysiaque proche de l’incantation. Cette césure de l’histoire de la pensée s’exprime admirablement dans l’Elektra de Strauss. Du point de vue de l’écriture musicale d’abord, avec l’utilisation géniale du leitmotiv et du contrepoint qui traduisent l’affrontement de la vie et de la mort, de la violence et de la quête d’un repos, de l’amour du père et de la haine de la mère. Le rôle dévolu à l’orchestre contribue aussi à ce parallèle: il indique ce que les personnages ne peuvent pas montrer, il dit ce que les voix n’osent pas exprimer ; son discours est cryptique comme les livres de Nietzsche. L’orchestre est comme le dédoublement d’Elektra, dans une puissance qui la dépasse et en laquelle elle se reconnaît pourtant : « Si je n’entends pas cette musique, elle vient de moi ! » chante-t-elle. La production reprise par le Théâtre du Capitole, avec la magistrale direction d’Hartmut Haenchen et dans une mise en scène de son ancien directeur Nicolas Joël, honore cette interprétation de l’œuvre, elle la suggère. La transposition de la tragédie de Sophocle à l’époque de Strauss rend cet opéra presque élégant et montre les horreurs qui peuvent se cacher derrière une certaine beauté plastique. Susan Bullock est particulièrement convaincante dans son interprétation scénique et notamment sa gestuelle lors de sa « danse de mort » à la fin. Elle n’échappe pas à la difficulté d’ajuster sa voix à la puissance de l’orchestre, comme tous les autres chanteurs, mais elle convainc par la force tragique qu’elle invente à chaque étape de cette histoire de conjugicide et de matricide. La Halle aux grains, où sont donnés les spectacles du Capitole en cours de rénovation, contribue par sa disposition géographique à cette ressemblance nietzschéenne : le public s’y découvre partie prenante d’un chœur, d’où sortent tour à tour Oreste et Clytemnestre.

Katchi Sinna


Richard Strauss : Elektra. Avec Susan Bullock, Silvana Dussmann, Agnes Baltsa- Nicolas Joël (mise en scène), Hartmut Haenchen (direction) - Toulouse, Halle aux Grains, les 2, 5, 9 mai.

Crédit photo : © Patrice Nin

Daniele Gatti dirige Mahler : le meilleur pour la fin

Pour diriger Mahler, il y a des chefs qui s’identifient au compositeur (Leonard Bernstein), d’autres qui souffrent avec lui (Klaus Tennstedt), d’autres encore qui s’attendrissent sur son sort (Bruno Walter). Il y en a qui soulignent chaque intention (Christoph Eschenbach), et d’autres, à l’opposé, qui s’attachent à restituer le souffle de la musique, sans chercher à expliquer le pourquoi du comment (Claudio Abbado). C’est apparemment cette dernière option qui est celle de Daniele Gatti dans la Troisième Symphonie qu’il vient de donner au Châtelet avec l’Orchestre National. Lors des deux premiers concerts de cette intégrale Mahler en trois saisons, l’émotion all’Abaddo n’est pas venue. Gatti a en particulier dirigé la « Résurrection », selon le mot de Pablo Galonce, « comme un agent de police règle la circulation ». C’est ce qui est arrivé dans le gigantesque premier mouvement de cette Troisième qui part de la nature inanimée pour, presque deux heures après, nous faire monter au ciel. Mise en place soignée, phrasés élégants, sens de la grande forme : on pense, encore une fois, à Abbado, mais l’essentiel n’est pas là. Idem pour le menuet et le scherzo qui suivent, idem pour le « Chant de minuit » sur le poème de Nietzche, gâté par une dame qui court après sa tessiture. Et puis, dans l’Adagio final, cet orchestre tiré au cordeau se met à vivre, le chef prend des risques et en sort vainqueur. Bon, il s’agit d’une des plus belles pages jamais composées pour l’orchestre. Mais il faut se méfier de Mahler : chef lui-même, et pas des moindres, il savait à quel point, pour ses semblables, la Roche Tarpéienne est proche du Capitole.
François Lafon
Prochains concert du cycle « Tout Mahler par Gatti » au Châtelet : 17 juin (Knaben Wunderhorn, Symphonie n° 4), 23 septembre (Kindertotenlieder, Symphonie n° 5)

jeudi 29 avril 2010

Le cas Britten à l’Opéra Bastille

Benjamin Britten pile et face à l’Opéra Bastille. Dans la grande salle, son opéra Billy Budd ; à l’Amphithéâtre, ses trois Quatuors à cordes, par le Quatuor Diotima. Le procédé, très prisé des programmateurs, est ici baptisé Convergences. Dans le cas de Britten, le mot n’est pas trop fort. A l’opéra, Britten fait feu de tout bois, convoque Purcell et Verdi, Berg et Chostakovitch, et produit un théâtre musical diablement efficace, qui ne ressemble qu’à du Britten. En musique de chambre, il rend hommage à Purcell encore (le premier Orpheus Britannicus. Le deuxième, c’est lui !), à son maître Frank Bridge, et invente une musique « pure » qui, dans ses thèmes et ses atmosphères, contient des opéras entiers. Billy Budd, repris dans la mise en scène spectaculaire de Francesca Zambello, mélange chants populaires et formes sophistiquées pour traiter le thème préféré de Britten, cette fois inspiré de Melville : l’innocence persécutée par le désir des hommes. Dirigée par Jeffrey Tate avec une extraordinaire élégance, la musique paraît directe, simple presque, en tout cas accessible à un public que la « contemporaine » peut effrayer. Le lendemain, en écoutant le 3ème Quatuor superbement joué par les Diotima devant une salle étonnamment jeune, on retrouve Britten un quart de siècle plus tard, à la veille de mourir, jetant des clins d’œil à Mort à Venise, son dernier opéra. Là aussi, Chostakovitch pointe le nez, et voisine cette fois avec Mahler. On embrasse, en écoutant ce testament musical, un paysage d’autant plus vaste que pour nous y préparer, les Diotima ont joué le 3ème Quatuor de Frank Bridge, une pièce terriblement touffue, pleine de références à l’Ecole de Vienne, et dont, au début de sa carrière, Britten a fait son miel. Quand il compose pour l’opéra, Britten, comme le Capitaine Vere dans Billy Budd, n’oublie jamais que « l’amour l’emporte sur l’intelligence ». Ce calculateur était aussi un idéaliste. Cela doit être pour cela qu’il est entré dans le top ten des grands noms du lyrique.
François Lafon

Benjamin Britten : Billy Budd. Avec Kim Begley, Gidon Saks, Lucas Meachem. Jeffrey Tate (direction), Francesca Zambello (mise en scène). Opéra de Paris – Bastille, 29 avril, 3, 8, 10, 13, 15 mai.

mercredi 28 avril 2010

A Lyon, le supporteurs de l'OL au rythme de Dvorak

0-3 : le Bayern de Munich a donc éliminé l’Olympique Lyonnais en Ligue de Champions. Vu à la télé, le spectacle était superbe (du côté allemand au moins), surtout qu’il y avait de quoi attirer l’oreille. Non pas le flot de commentaires souvent superflus des chroniqueurs de TF1, mais plutôt le chant des supporteurs lyonnais (à moins que ce ne soit pas des munichois… ) qui encourageaient son équipe en reprenant à chœur le thème du dernier mouvement de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak. Faut-il voir l’influence de l’Orchestre National de Lyon qui proposait encore cette saison d’acheter pour le même prix une place de concert et un billet pour un match de l’OL ? En tout cas, l’amour du foot n’est pas incompatible avec l’amour de la musique : Chostakovitch se passionnait par exemple pour le ballon rond. Les abonnés du Real Madrid, eux, peuvent se joindre avant chaque match au stade Santiago Bernabeu à la voix de Plácido Domingo, qui a enregistré l’hymne du club. Côté frisson musical, les champions du monde sont les supporteurs du Liverpool : impossible de ne pas frémir en les entendant chanter « You’ll never walk alone » au début de chaque match à Anfield. Et dire qu’il s’agit à l’origine un morceau d’une comédie musicale de Rodgers et Hammerstein…
Pablo Galonce

mardi 27 avril 2010

Barbara Rosenkranz doute-t-elle de Wagner ?

Tout pour plaire, Barbara Rosenkranz, alias « la Mère du Reich », candidate du Parti de la liberté (FPÖ) aux élections présidentielles autrichiennes du 25 avril ! En fait de liberté, le parti en question appelle à la chasse aux Turcs, aux Tchétchènes, aux Asiatiques, aux Tziganes et aux nègres, c'est-à-dire à peu près à tout le monde sauf aux bons Autrichiens 100% aryens, et réclame un assouplissement de la loi de 1947 interdisant l’apologie du nazisme. Forte des 27% de suffrages remportés en compagnie du BZÖ (le parti du défunt Jörg Haider) aux élections législatives de 2008, la dame a cette fois subi un échec en ne remportant que 15,62% des voix, loin derrière le sortant social-démocrate Heinz Fischer (78,94%). Avec son époux Horst Jakob, co-fondateur du parti NPD (aujourd’hui interdit) et directeur de la revue négationniste Fakten, Barbara Rosenkranz - dont la parenté avec Christian Rosenkreutz (1378 ? -1484 ?), fondateur de l’ordre de la Rose-Croix, n’est pas avérée - a eu dix enfants, six filles et quatre fils, pourtant les noms de Hedda, Horst, Arne, Mechthild, Hildrun, Volker, Sonnhild, Alwine, Ute et Wolf. On ne l’imaginait pas prénommant ses rejetons Rachel ou Mohamed, mais on peut s’étonner qu’aucun d’entre eux ne soit voué à Wagner, si ce n’est, peut-être, Hedda - diminutif d’Edwige, mère d’Elisabeth de Hongrie, héroïne de Tannhäuser, - et Wolf, autre dénomination de Wotan avant d’être le surnom d’Adolf Hitler. Mais il est vrai que certains soupçonnent l’auteur de Siegfried d’avoir des origines juives.
François Lafon

lundi 26 avril 2010

A la Cité de la Musique, les affaires classiques continuent

Vous ne trouverez aucun article dans la presse sur la rencontre qui vient de se tenir à la Cité de la Musique de Paris et pour cause : les journalistes n’y étaient pas les bienvenus. Pourtant, de cette réunion sortiront les affiches des prochaines saisons des grands orchestres et salles de concert du monde. C’est la conférence annuelle (exclusivement réservée aux professionnels, bien entendu) de l’IAMA. Derrière cet acronyme anglais se cache l’International Artist Manager's Association, en bon français l’association internationale d’agents artistiques classiques. Pendant quelques jours donc, cette confrérie très fermée qui négocie au nom de chefs, chanteurs et solistes, rencontre les responsables de programmation des orchestres pour essayer de leur vendre leurs artistes. Rien à signaler donc, sauf que la filière a dernièrement connu quelques soubresauts : quand Gustavo Dudamel a quitté Askonas Holt, son agence de toujours, pour rejoindre Van Walsum (dirigée par par un ancien d’Askonas, Stephen Wright), cela a provoqué un véritable tremblement de terre. Mais c’est rare que les agents classiques soient ainsi mis en lumière : le mélomane ne se soucie pas d’ailleurs du contrat de Simon Rattle ou Anna Netrebko, alors que les cachets des stars du cinéma ou de la pop font la une de magazines, pour ne rien dire des salaires des footballeurs.
C’est un monde où l’on parle surtout l’anglais : les agences britanniques tels que Harrison Parrott, IMG Artists, Askonas Holt, Hazard Chase et américaines comme CAMI font la pluie et le beau temps dans le monde classique face à quelques poids lourds allemands (Konzertdirektion Schmid) et même français (Valmalete, Jacques Thelen). Mais l’avenir se prépare peut-être déjà : les agences chinoises pointent du nez quand ce ne sont pas les agences occidentales qui s’installent en Chine. Le pays au trente millions de pianistes sera demain le premier exportateur de talents musicaux.
Pablo  Galonce

vendredi 23 avril 2010

Dans les Emirats, orchestre cherche fortune

Le UAE Philharmonic Orchestra crie famine. UAE désignant en anglais les Emirats Arabes Unis, on peut s’étonner. Mais il s’agit d’une entreprise privée, et c’est là qu’apparaît l’aspect Tintin de l’aventure. Le créateur de l’UAE Philharmonic s’appelle Philipp Maier. Il est allemand, pianiste, chef d’orchestre, jazzman, showman et virtuose du cross over, mais aussi pilote d’avion pour la Lufthansa. C’est en survolant l’Atlantique qu’il a l’idée, en 2005, de faire résonner la grande musique occidentale entre les tours géantes de Dubaï. Un an après, l’UAE Philharmonic (soixante-dix musiciens) donne son premier concert au Mall of the Emirates. La même année, il participe à l’ouverture en grande pompe du Westin Hotel et à la saison symphonique de l’Emirates Palace hotel. En 2008, l’orchestre, qui vit de commandes et de donations, est invité au Al Ain Classics Festival. Succès, salles pleines, la Zayed University lui confie des ateliers, mais les autorités locales ne lèvent le petit doigt. Pas étonnant : Dubaï est au bord de la faillite, avec une dette de 13 milliards de dollars en 2010 et de 19,5 milliards en 2011. Prudent, Maier installe son orchestre à Abu Dhabi, capitale de la Fédération et garant de la stabilité financière des Emirats. Même déception : « Quand je vois les sommes consacrées à Classics Abu Dhabi ou au Festival d'Abou Dhabi, ça me bouleverse. Il y a beaucoup d'argent ici, mais il n’est pas pour nous. » Et d’ajouter : « Un pays comme les Émirats arabes unis devrait avoir son propre orchestre. » Sous-entendu : le nôtre. « Un budget annuel de dix millions de dollars suffirait à payer les musiciens à plein temps, ce qui permettrait de construire un répertoire et d’entreprendre un programme éducatif. » En attendant, l’UAE Philharmonic ne compte toujours pas de musiciens locaux dans ses rangs et reste une enclave occidentale dans une fédération qui en compte beaucoup. Question de qualité ? Peut-être. De rentabilité ? Sûrement. Comme diraient les Chinois (cinquante millions de pianistes en herbe) : « On est capitaliste ou on ne l’est pas. »
François Lafon

jeudi 22 avril 2010

L’Orchestre de Paris joue pour les enfants le Sacre du printemps

En pleine période de vacances scolaires, l’Orchestre de Paris a la bonne idée de proposer à la Salle Pleyel un concert pour les enfants à partir de 6 ans. Yutaka Sado retenu au Japon pour cause de nuage volcanique, c’est Michel Tabachnik qui dirige des extraits de deux ballets, Parade d’Erik Satie et le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky. Au départ, le propos est un peu brouillon : pour comparer la manière dont les deux compositeurs utilisent le rythme, on mélange des extraits des deux œuvres, mais pas sûr que les enfants sachent très bien faire la différence. D'autant plus que Richard McNicol, l’animateur de cette matinée, s’exprime dans un français avec un fort accent anglais, et ses explications ne passent pas toujours très bien. Mais il rétablit vite la situation car il a du métier : pendant des années, il a été le patron des projets éducatifs du Symphonique de Londres, sans doute la formation qui fait le plus dans ce domaine, et il a collaboré avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin et Simon Rattle pour le même type de démarche. En virtuose de la pédagogie pour les enfants, il trouve donc bientôt le ton : un peu cabot, il fait deux ou trois blagues, s’attire la sympathie du public en lui demandant de taper dans les mains pour lui faire comprendre les rythmes endiablés de la « Danse sacrale » et son accent anglais finit par le rendre encore plus attachant. A la fin, les parents ont l’air presque plus ravi que les enfants qui, eux, ne se doutaient pas toujours qu’un orchestre pouvait faire autant de bruit.
Pablo Galonce
Paris, Salle Pleyel, le 22 avril.

mercredi 21 avril 2010

Lang Lang, roi du produit dérivé

Sacré Lang Lang! A lui seul, il console la Chine tout entière d’avoir été si longtemps privée des joies du capitalisme. Steinway, Adidas, Rolex, Audi le comptent parmi ses meilleurs VRP, avec tous les avantages que cela entraîne. Il est aussi, depuis 2008, président de la Montblanc Cultural Foundation, et vient, à ce titre, de contribuer aux célébrations du bicentenaire de Chopin en enregistrant un récital intitulé « Montblanc – Hommage à Frédéric Chopin », inclus dans le coffret d’un stylo de luxe. Si vous êtes un fan de l’artiste mais si votre compte en banque ne vous permet pas de vous offrir le joujou en question, vous pouvez le voir et l’entendre sur YouTube jouer l’Etude op. 10 n° 3. C’est le logo de Deutsche Grammophon qui figure sur les publicités du produit. Bientôt, ce sera celui de Sony, chez qui Lang Lang vient d’être transféré pour 3 millions de dollars, et avec qui il est déjà sous contrat pour diverses opérations commerciales.
François Lafon

L'Opéra du Rhin sur iPhone : n'éteignez pas vos portables, svp !


Ca bouge, du côte de l’Opéra du Rhin : pour la première fois en France, une maison lyrique a développé une application pour iPhone (une iPhone app pour les initiés). On pourra donc suivre depuis son téléphone toute l’actualité de cette institution avec un calendrier des représentations, des photos des spectacles et même, comble du raffinement, une billetterie en ligne. L’application, à télécharger ici via iTunes, est gratuite. Très hype ? Sans doute, mais pas autant peut-être que l’iPhone app de l’Opéra de Los Angeles dont la page d’accueil est enrichie avec la voix de Plácido Domingo, directeur de la maison. Ni aussi ludique que celle de l’English National Opera (ENO) qui pour faire la promotion de sa production du Grand Macabre, a créé un jeux à partir du prélude pour klaxons de voiture de cet opéra de Ligeti : vous pouvez vous amuser à jouer du klaxon et même envoyer votre composition à l’ENO.
Pablo Galonce

mardi 20 avril 2010

Christian Tetzlaff et Lisa Batiashvili : les riches heures du violon

Finie, l’époque des grands violonistes ? En musique, la nostalgie peut être une mauvaise conseillère. On regrette les Oïstrakh, Menuhin, Milstein et autres Grumiaux qui paraissent dans le souvenir tels des sommets inatteignables du siècle dernier, comme si notre époque était un plat désert. Pourtant, en deux soirs, à Paris, on a constaté que, loin de la pénurie, on vit une époque dorée pour le violon. A la Salle Pleyel, Christian Tetzlaff confirme ses goûts éclectiques en s’attaquant au Premier concerto pour violon de Karol Szymanoswski (qu’il vient d’enregistrer avec Pierre Boulez et le Philharmonique de Vienne). Malgré le jeune chef Jakub Hrusa, qui dirige le Philharmonique de Radio France avec le frein à main, le jeu du violoniste allemand est aérien, subtil, transparent, sans se laisser piéger par l’opulence très « fin de siècle » de la partition. C’est un vrai travail d’orfèvre : exquis, minutieux, impeccable.
Le lendemain, à la Cité de la Musique, la vedette est Lisa Batiashvili, révélée il y a quelques années grâce à un superbe Concerto pour violon de Sibelius enregistré avec Sakari Oramo, le chef de la soirée. Diaboliquement élégante, élancée, elle fait bien plus que s’en sortir de tous les pièges tendus par Prokofiev dans son Premier concerto pour violon : chaque note, chaque phrase est dite avec raffinement, chaque trait éblouit par sa justesse et sa précision. Et comme l’œuvre est trop courte, elle peut même enchaîner sur l’Introduction et rondo capricccioso de Saint-Saëns, page de pure exhibition qu’elle joue avec le même aplomb. Pas facile après pour l’Orchestre de chambre de l’Europe et Sakari Oramo de briller au même niveau, mais ils réussissent quand même une Troisième symphonie de Schumann pleine d’élan romantique.
Pablo Galonce
Paris, Salle Pleyel, le 16 avril (Christian Tetzlaff) et Cité de la Musique, le 17 avril 2010 (Lisa Batiashvilli).

Crédit photo : Giorgia Bertazzi/Mat Hennek

lundi 19 avril 2010

La raison ennemie de l’émotion ? Pas sûr !

« Il est plus utile de savoir faire du vélo que de savoir pourquoi il est possible de monter sur un vélo. En musique, c’est la même chose. » C’est le compositeur et théoricien américain Leonard Meyer qui le dit, et ses propos sont repris par Elizabeth Hellmuth Margulis, de l’Université d’Arkansas, dans la revue Psychology of music. La dame se demande s’il est utile de lire les notes de programme, ou d’écouter à la radio les explications du présentateur pour apprécier la musique. Pour étayer son argumentation, elle a d’abord fait écouter à seize musiciens vingt-quatre extraits des Quatuors à cordes de Beethoven. La moitié de ces extraits était précédée d’une explication dramatique (« L'ouverture évoque un chant profond»), l’autre d’un commentaire structurel (« Cette pièce commence sur un tempo lent, soutenu par des accords, etc. »). Les seize cobayes ont spontanément préféré les morceaux assortis du commentaire structurel. Concernant le public non averti, elle est plus radicale encore : « Quand on explique aux gens ce qu’ils vont entendre, ils font tellement d’efforts pour établir un lien entre la musique et son explication qu’ils n’arrivent plus à sentir les rapports subtils entre les notes, et donc à prendre du plaisir. » Pour finir, Mrs Margulis sauve tout de même du chômage les animateurs, journalistes et autres musicographes : « On peut cependant admettre, écrit-elle, que les notes de programmes concernant, par exemple, le compositeur et son environnement culturel soient plus propres à améliorer la jouissance de l’auditeur que les descriptions de la musique. C’est l’approche qu’adoptent le plus souvent les présentateurs de radio, qui nous entretiennent davantage des circonstances de la composition d’une œuvre que de ses spécificités. » Et comme elle est décidément très gentille, elle assure en conclusion que « même si les notes descriptives n'augmentent pas la jouissance de l’auditeur à court terme, elles peuvent le faire à long terme. » Moralité : ceux qui veulent nous faire croire que la connaissance nuit systématiquement à la sacro-sainte émotion n’ont pas forcément raison.

François Lafon

vendredi 16 avril 2010

Répons à la Cité de la Musique : deux fois, sinon rien !

Salle modulable de la Cité de la Musique, jeudi soir. L'expérience va débuter. Au centre, le plateau pour l’ensemble cordes-vents ; sur les balcons, en cercle, les instruments résonnants (deux pianos, une harpe, un cymbalum, un vibraphone et un xylophone) ; et puis l’électronique de l’IRCAM, contrôlée par quelques ordinateurs, qui modifie en temps réel les sons des instruments. Tout est prêt pour interpréter Répons, de Pierre Boulez. Mais avant que la musique commence, Susanna Mälkki, qui va diriger, indique la règle du jeu : l'œuvre n’est pas la même selon le point d’écoute choisi, donc l’Ensemble Intercontemporain la jouera deux fois, et, pendant la pause, chacun changera de place.
Version 1 : depuis un fauteuil du premier balcon, juste en face du chef, ce n’est pas seulement l’oreille qui est frappée, c’est aussi l’œil, attiré justement par ses gestes à la fois souples et millimétrés, à la manière d’un Boulez justement. En la regardant, Répons devient aussi fluide qu’un concerto de Mozart et avec ce guide visuel, on entre sans peine dans cette musique réputée difficile.
Version 2 : au premier rang du parterre, juste derrière le chef, on entend d’où, à deux mètres près, ce que Susana Mälkki entend. Vertige : de la dense introduction à la cascade finale d’arpèges, la musique, qui paraissait s’éparpiller pendant la première interprétation, devient plus dense, trois quarts d’heure soudain d’une complexité affolante. Pierre Boulez, lui, a suivi les deux interprétations depuis le même fauteuil, à la droite du plateau central. Depuis la création de l’œuvre dans les années 1980, la partition résonne toujours dans sa tête : fidèle à la conception du « work in progress », Répons est officiellement encore une page non terminée.
Pablo Galonce
Crédit photo : Aymeric Warmé-Janville

Disparition de Werner Schroeter. Divine décadence…

C’était l’époque où les metteurs en scène de théâtre entreprenaient le lifting du vieil opéra. Tandis que le Palais Garnier affichait Les Noces de Figaro dans la mise en scène de Giorgio Strehler, on allait au Studio Galande se repaître de La Mort de Maria Malibran (tourné en 1971). Vamps fanées maquillées comme Joel Grey dans Cabaret (le film de Bob Fosse, tout juste sorti), mélange d’airs d’opéra et de rock underground. L’auteur : Werner Schroeter, porte-drapeau, avec Rainer-Werner Fassbinder, Werner Herzog, Daniel Schmid et quelques autres, du « nouveau cinéma germanique ». Après cela, ce roi du kitsch protestataire réalisera des films à la gloire de l’Italie décadente (Le Règne de Naples, Palermo), s’illustrera dans des Conversations avec Michel Foucault (Gallimard) et fera des infidélités à ses égéries Magdalena Montezuma et Christine Kaufman avec des actrices telles Isabelle Huppert et Carole Bouquet, qu’il filmera en 1996 en compagnie de la diva Anita Cerquetti dans Poussière d’amour. Ironie du sort : celui qui maniait l’opéra comme une arme culturelle et considérait Maria Callas comme « une messagère entre Dieu et l’homme » a donné des mises en scène d’un grand nombre d’ouvrages lyriques (Luisa Miller de Verdi, Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, Fidelio de Beethoven, Intolleranza de Nono) qui ne resteront pas dans les annales. A Paris, il a monté à l’Opéra Bastille en 1994 une Tosca glaciale et grandiloquente, mais qui n’a pas quitté le répertoire : on pourra la revoir en avril 2011.
François Lafon

jeudi 15 avril 2010

Vous prendrez bien un peu de Carl Nielsen ?

« Carl Nielsen ? Connais pas ! » Maintenant que les symphonies de Mahler, Bruckner et même Chostakovitch constituent des piliers de répertoire pour les orchestres français, pourquoi ne pas essayer celles du compositeur danois ? Certes, mais il y a du travail encore avant qu’il ne devienne un nouveau favori des mélomanes français : l’Orchestre de Paris n’a pas fait Salle Pleyel comble pour jouer sa Cinquième symphonie. Dommage, car après un bon Concerto pour violoncelle d’Elgar avec Alisa Weilerstein, l’œuvre a fait un tabac. La musique de Nielsen (1865-1931) est déroutante pour ceux qui aiment mettre les compositeurs dans des cases chronologiques et esthétiques bien précises : il n’est ni un romantique attardé ni un moderniste mais un peu tout à la fois. Dans cette Cinquième symphonie, une vraie rareté en France, on trouve ainsi des fugues tout ce qu’il y a de plus classiques à côté d’un étonnant solo pour caisse claire qui éclate en plein milieu du premier mouvement et donne l’impression d'une improvisation de jazz. Hétérogène ? Mahler l’est tout autant et on s’y est bien habitué. Ce qui manque probablement, ce sont les chefs capables de défendre cette musique avec l’intelligence d’Osmo Vänskä qui, aux commandes de l’Orchestre de Paris, fait des merveilles. Difficile à dire si l’on pourra entendre à nouveau Nielsen à Paris : le compositeur a disparu de la saison 2010-2011 de l’orchestre.
Pablo Galonce

Paris, Salle Pleyel, 14 avril 2010

mercredi 14 avril 2010

Lauritz Melchior et le thon rouge

Fin d’une ère : la Lauritz Melchior Heldentenor Foundation met la clé sous la porte, et lègue son fonds (1,1 milliards de dollars, tout de même) au Metropolitan Opera de New York. Moins grave que le refus du Japon d’arrêter la pêche au thon rouge ? Peut-être, mais un peu du même ordre. Melchior avait lui-même créé cette fondation en 1964, avec l’aide de la Juilliard School, dans le but de contribuer à la recherche et à la formation de heldentenoren (ténors héroïques) dans son genre, un genre déjà bien atteint à l’époque. L’entreprise était généreuse, mais un peu folle : il s’agissait d’arrêter le temps, de refuser d’admettre que le ténor wagnérien au souffle de forge et à la carcasse de géant était un spécimen en voie de disparition, que Wagner était désormais condamné à être chanté par des humains normaux (ou presque). Les responsables de la fondation, qui approchent aujourd’hui des quatre-vingt-dix ans, reconnaissent que depuis une dizaine d’années, ils n’ont travaillé qu’à perpétuer le souvenir du grand homme, à gérer sa discographie, à classer ses photos. Mais avant, du vivant de Melchior (disparu en 1973, deux jours avant ses quatre-vingt-trois ans) et durant cette fin de siècle, période de basses eaux pour le chant wagnérien ? La Fondation a couronné Dennis Heath, Ian DeNolfo et quelques autres, dont on n’a plus entendu parler. Il n’y a guère que William Cochran qui ait fait une petite carrière. « Si l’on n’agit pas, le Heldentenor va s’éteindre, comme l’oiseau dodo », disait Melchior. S’il avait su qu’un jour, les représentations seraient filmées, et que l’on demanderait à Tristan et à Siegfried d’avoir, en plus, le physique de l’emploi…
François Lafon

mardi 13 avril 2010

EMI dans le rouge. Et le disque, au musée ?

Ce ne sont plus les studios d’Abbey Road qui risquent d’être vendus par appartements, mais la société EMI elle-même. L’éditeur des Beatles et de Yehudi Menuhin doit 3,2 milliards de livres sterling au monstre financier américain Citigroup, qui lui demande de verser un acompte de 120 millions avant le mois de juin, sous peine d’en prendre le contrôle et de la revendre par lots. Pour éviter la catastrophe (et empocher 200 millions de livres), EMI, via son actuel propriétaire le fonds d’investissement anglais Terra Firma, a proposé à Sony et à Universal de prendre son catalogue en licence sur le marché américain. Les deux majors companies ont refusé, sans doute refroidies par la lutte à mort qui oppose Citigroup et Terra Firma, celle-ci accusant celle-là de l’avoir escroqué (alors que celle-là finançait celle-ci) lors du rachat d’EMI en 2007. En février, Abbey Road a été classé monument historique, ce qui a fait la joie des nostalgiques, mais n’a pas arrangé les affaires d’EMI, qui comptait se renflouer en revendant le site. Qui soutiendra, après cela, que le disque n’est pas voué à finir au musée ?
François Lafon

dimanche 11 avril 2010

Mignon à l’Opéra Comique : la nostalgie, camarade

2062ème représentation de Mignon à l’Opéra Comique. Quel succès ! Mais seules nos grands-mères s’en souviennent. Créé en 1866, l’ouvrage fête sa centième huit mois plus tard, sa millième en 1894, sa deux-millième en 1955. Puis, assez vite, plus rien. On en veut à Ambroise Thomas d’avoir ravalé Goethe (Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister) au rang d’un auteur de gare, d’avoir déposé de la musique facile le long de (ce qu’il reste de) ses vers, d’avoir même inventé un happy end pour « ne pas se priver de 700 ou 800 représentations supplémentaires ». Le reproche n’est pas nouveau : en 1893, Debussy traînait dans la boue ses confrères Gounod et Massenet, qui avaient transformé Faust et Werther en romances pour boutiquiers. Aujourd’hui, ce n’est plus au mélomane petit bourgeois que l’on s’adresse, mais au philologue : comme à l’époque, on joue la version originale avec textes parlés, l’orchestre est tourné vers la scène - ce qui fait que François-Xavier Roth dirige face au public - et le happy end est conservé, alors que Thomas lui-même a composé une version alternative plus conforme à Goethe. Comme la mise en scène de Jean-Louis Benoit dépoussière la tradition sans la jeter aux orties, comme la direction est alerte et que la distribution frôle le sans faute, cela fonctionne, et ces trois heures de roman feuilleton lyrique passent sans trop se faire sentir. Traité ainsi, ce Mignon d’un autre âge vaut bien des fadaises qui n’ont jamais quitté le répertoire, et l’Opéra Comique honore son cahier de charges. A l’opéra, la nostalgie n’a jamais fini de faire recette.

François Lafon

Ambroise Thomas : Mignon. Avec Marie Lenormand, Ismael Jordi, Malia Bendi-Merad, Nicolas Cavallier. Chœur Accentus, Orchestre Philharmonique de Radio France, François-Xavier Roth (direction), Jean-Louis Benoit (mise en scène). A l’Opéra Comique, Paris, les 12, 14, 16, 18 avril.

Crédit photo : Elisabeth Carecchio

samedi 10 avril 2010

La musique pollue, une étude le prouve

On n’y pense pas toujours, mais la musique, c’est polluant. Une étude, entreprise par l’Université d’Oxford (Environmental Change Institute by Julie's Bicycle), révèle que l’industrie musicale britannique a dégagé, en 2007, 540 000 tonnes de gaz à effet de serre, et que l’empreinte carbone de la dernière tournée mondiale du groupe de rock U2 équivaut à un aller et retour sur Mars. Cela concerne davantage les concerts « tout électrique », avec éclairages stratosphériques, instrumentarium branché sur le secteur et baffles crachant la mort, qu’une soirée de lieder, où la Castafiore et Monsieur Wagner n’ont besoin que d’une estrade, d’un piano et de quelques projecteurs. N’empêche qu’en termes d’enregistrement, d’édition et de packaging, un CD classique n’est pas moins salissant qu’un autre. En gros, 43% des 540 000 tonnes en question sont dus aux tournées de musique populaire, 23% aux concerts en salle, et 26% à l’enregistrement et à ses filières. « Il existe des nuances entre les différents marchés de la musique, qui affectent la pertinence des réponses », déclarent les auteurs de l’étude, lesquels entreprennent maintenant de s’attaquer au théâtre et aux arts plastiques. L’Allemagne et les Etats-Unis s’adapteraient au même schéma, compte tenu des spécificités locales. Et la France ? Peut-on espérer qu’une tournée d’Olivia Ruiz soit moins dangereuse que celle de U2, et que l’Opéra Bastille pollue moins que Covent Garden ? En Angleterre, Sting et Peter Gabriel ont promis de faire attention. Mais attention à quoi ? Via Tchnernobyl, la pollution a succédé à la bombe dans la fonction de grande peur de ce début de siècle. Ne dites plus d’un artiste qu’il brûle les planches, il serait assujetti à la taxe carbone (enfin, si elle existe un jour) !

vendredi 9 avril 2010

Massacre, ou l’opéra gratté jusqu’à l’os

Pour deux soirs, dans la salle ovale de la Cité de la Musique transformée en théâtre, on joue un opéra du compositeur et organiste autrichien Wolfgang Mitterer, lequel tente à la fois de remonter aux sources du genre et d’en atteindre l’essentiel. Rien que ça ! Cela s’appelle Massacre, avec pour matériau de départ Massacre à Paris, la pièce plus élisabéthaine que nature à laquelle Christopher Marlowe travaillait quand il a lui-même été assassiné. En perdant sa localisation, cette transposition à chaud de la Saint Barthélémy (1593, moins de vingt et un ans après les faits) devient une suite de tableaux intitulés Tuerie, Damnation ou Chagrin. Il y a cinq chanteurs et une danseuse, qui jouent le duc de Guise, le roi de Navarre, Henri III, Catherine de Médicis, ou plutôt leur idée, voire leur spectre, filmé en direct et projeté sur un écran à la manière des débuts du cinéma, quand l’image donnait l’impression de passer à travers les acteurs. Peu d’action, sinon la mort et la souffrance qui la précède, le tout porté par une musique raffiné et bourrée de références, jouée par le Remix Ensemble, et sans cesse bousculée, tordue, exacerbée par une électronique elle-même très travaillée (le spectacle fait partie d’un cycle « Multimédia et temps réel »). Pendant une heure-vingt, on prend dans la figure la matière brute autour de laquelle l’opéra s’est développé : la voix poussé jusqu’à ses limites, le corps magnifié et torturé, la transgression des tabous. Plus longtemps, plus appuyé, ce serait fatiguant, mais ainsi, donné avec une sorte de froideur dans le paroxysme par le metteur en scène Ludovic Lagarde, cela démonte assez bien le mécanisme du théâtre élisabéthain, assez proche de celui de l’opéra, qui consiste à prendre le spectateur par surprise, parfois à le faire rire au milieu de l’horreur, ou à lui faire admettre que les codes de jeu les plus invraisemblables sont ceux qui s’approchent le plus de la vraie vie.
François Lafon
Paris, Cité de la Musique, Salle des concerts, 8 et 9 avril à 20 h.

Crédit photo : © João Messias-Casa da Música

jeudi 8 avril 2010

Actes Sud marie le son et l’image

C’est entendu, le CD vit ses dernières heures. Non seulement les ventes reculent mais surtout la tendance est à la dématérialisation. Grâce à l’iPod et autres baladeurs numériques, on achète (ou l’on pirate) de plus en plus de mp3 et de moins en moins de galettes. Demain, probablement, on paiera un abonnement façon Canal + pour écouter de la musique.
Pourtant, dans le classique, une autre tendance gagne du terrain : le retour du disque bel objet. Ce ne sont pas uniquement les nostalgiques des vinyles et de leurs magnifiques pochettes qui sont les cibles de ce nouveau marché, ce sont aussi ceux pour qui un disque est un objet culturel, et non un objet de consommation jetable. Jordi Savall l’a bien compris et chacun de ses enregistrements pour son propre label discographique, Alia Vox, est accompagné d’un épais livret richement illustré et commenté. Et si Harmonia Mundi résiste mieux à la crise que d’autres éditeurs, c’est non seulement par la qualité de ses interprètes mais aussi par le soin apporté au contenant.
Cela a donné des idées à Actes Sud. Dans son catalogue, on trouve un bon nombre de livres sur la musique. Mais il devient désormais éditeur discographique avec une nouvelle série, « Images en Musique » : un livre de photos plus un disque, sans oublier un texte de présentation. Les deux premiers volumes réussissent pleinement cette complémentarité entre son et images. On peut écouter les pièces pour piano de l’Ecole de Vienne jouées par Jean Louis Steuermann tout en suivant les fantasmagories du photographe Américain Michael Ackermann, maître du grain et du flou, ou bien, à l’opposé, s’éblouir avec l’Ibéria d’Albéniz dans l’interprétation lumineuse de Jean-François Heisser tout en se laissant ensorceler par les images éclatantes d’une Espagne de taureaux et de flamenco signées Isabel Muñoz. Qui a dit qu’il ne restait rien à inventer dans le disque classique ?
Pablo Galonce

mercredi 7 avril 2010

Leonard Slatkin pris au piège de La Traviata

“Vergogna!” (Honte!), aurait lancé Toscanini à Leonard Slatkin. Engagé au Metropolitan Opera de New York pour diriger une reprise de l’opéra (américain) de John Corigliano The Ghosts of Versailles, celui-ci apprend au dernier moment que, par mesure d’économie, c’est La Traviata qui sera affiché, dans la vieille mise en scène de Franco Zeffirelli. Maestro Slatkin (qui pourrait devenir le prochain directeur musical de l'Ochestre National de Lyon) n’a jamais dirigé l’opéra de Verdi, mais il sait son métier, l’orchestre et les chanteurs (l’ombrageuse Angela Gheorghiu en tête) sont des habitués de l’ouvrage, et puis La Traviata a l’air moins difficile que Lulu ou La Femme sans ombre. Lourde erreur : le 29 mars, soir de la première, rien ne va. Décalages, imprécisions, catastrophe évitée de justesse dans le grand ensemble concertant du 2ème acte. Le chef déclare forfait pour les représentations suivantes, où il sera remplacé successivement par Marco Armiliato, Steven White et Yves Abel, des gens qui sont loin d’avoir sa notoriété, mais qui ont l’habitude de diriger ce répertoire. Après tout, il est peut-être aussi difficile de rendre expressif le « oum-pa-pa » récurrent produit par l’orchestre pour soutenir les chanteurs que de mettre en place les lignes compliquées de Strauss, de Berg … ou du dernier Verdi, celui d’Otello ou de Falstaff. Mais, sauf à avoir un Riccardo Muti au pupitre, ce n’est pas sur le nom du chef que l’on remplit une salle pour La Traviata.

Crédit photo : Donald Dietz/Detroit Symphony Orchestra

lundi 5 avril 2010

Le Quatuor de Jérusalem, un nom à haut risque

Concert de midi au Wingmore Hall de Londres, lundi 29 mars. Enregistré live par BBC 3, le Quatuor de Jérusalem (fondé en 1993) joue le Quatuor K 575 de Mozart. Dix minutes après le début, une dame se lève, et d’une voix de soprano se lance dans un air vengeur d’où émergent les mots « Jérusalem occupé », « état ségrégationniste » et « attaque de Gaza ». Dix minutes plus tard, nouvelle interruption, venue d’un autre endroit de la salle. Les musiciens arrêtent de jouer et discutent avec les trublions : « Nous ne représentons pas davantage le gouvernement israélien que le Wingmore Hall ne représente le Royaume-Uni ». Ce n’est pas la première fois que cela leur arrive. En août 2008, à Edimbourg, ils avaient déjà été chahutés par des membres du Scottish Palestine Solidarity Campaign. On leur reproche le nom qu’ils se sont choisi, comme on reproche à l’Orchestre Philharmonique d’Israël d’être le porte drapeau de l’état hébreux. Pour preuve, on peut lire sur le site du Jerusalem Music Center que « les quatre membres du Quatuor ont rejoint les forces de la défense d’Israël en mars 1997 et ont servi en tant que musiciens distingués ». Réplique des musiciens : « Tous les citoyens israéliens sont tenus de faire leur service militaire ». Et de préciser qu’un seul d’entre eux est né sur le sol israélien, et que parmi eux, il y en a un qui vit à Berlin et un autre au Portugal, avant d’asséner l’argument choc : « Deux d’entre nous sont membres réguliers du West-Eastern Divan Orchestra, dirigé par Daniel Barenboim, où l’on trouve des musiciens israéliens et palestiniens ». Moralité : si le Quatuor de Jérusalem s’appelait Sine Qua non ou Sine Nomine, ce genre de mésaventure ne lui arriverait pas. Mais les deux noms sont déjà pris.

Pour écouter le Quatuor de Jérusalem : Chostakovitch : Quatuors n° 6, 8 et 11 de Chostakovitch – Schubert : Quatuor « La Jeune fille et la Mort » (Harmonia Mundi)

Crédit photo : Marco Borggreve/Harmonia Mundi