vendredi 30 avril 2010

Elektra à Toulouse : Strauss ou Nietzsche ?

Avec Nietzsche, la rationalité philosophique se découvre un nouveau lieu : la vie et la volonté de puissance. La vie est ce qui doit se dépasser sans cesse ; ce dépassement est l’œuvre d’une puissance qui se veut elle-même toujours plus forte, plus destructrice. Avec Nietzsche, l’écriture philosophique trouve aussi un nouveau style ; ce qui est dit est énoncé comme une danse extatique et dionysiaque proche de l’incantation. Cette césure de l’histoire de la pensée s’exprime admirablement dans l’Elektra de Strauss. Du point de vue de l’écriture musicale d’abord, avec l’utilisation géniale du leitmotiv et du contrepoint qui traduisent l’affrontement de la vie et de la mort, de la violence et de la quête d’un repos, de l’amour du père et de la haine de la mère. Le rôle dévolu à l’orchestre contribue aussi à ce parallèle: il indique ce que les personnages ne peuvent pas montrer, il dit ce que les voix n’osent pas exprimer ; son discours est cryptique comme les livres de Nietzsche. L’orchestre est comme le dédoublement d’Elektra, dans une puissance qui la dépasse et en laquelle elle se reconnaît pourtant : « Si je n’entends pas cette musique, elle vient de moi ! » chante-t-elle. La production reprise par le Théâtre du Capitole, avec la magistrale direction d’Hartmut Haenchen et dans une mise en scène de son ancien directeur Nicolas Joël, honore cette interprétation de l’œuvre, elle la suggère. La transposition de la tragédie de Sophocle à l’époque de Strauss rend cet opéra presque élégant et montre les horreurs qui peuvent se cacher derrière une certaine beauté plastique. Susan Bullock est particulièrement convaincante dans son interprétation scénique et notamment sa gestuelle lors de sa « danse de mort » à la fin. Elle n’échappe pas à la difficulté d’ajuster sa voix à la puissance de l’orchestre, comme tous les autres chanteurs, mais elle convainc par la force tragique qu’elle invente à chaque étape de cette histoire de conjugicide et de matricide. La Halle aux grains, où sont donnés les spectacles du Capitole en cours de rénovation, contribue par sa disposition géographique à cette ressemblance nietzschéenne : le public s’y découvre partie prenante d’un chœur, d’où sortent tour à tour Oreste et Clytemnestre.

Katchi Sinna


Richard Strauss : Elektra. Avec Susan Bullock, Silvana Dussmann, Agnes Baltsa- Nicolas Joël (mise en scène), Hartmut Haenchen (direction) - Toulouse, Halle aux Grains, les 2, 5, 9 mai.

Crédit photo : © Patrice Nin

Daniele Gatti dirige Mahler : le meilleur pour la fin

Pour diriger Mahler, il y a des chefs qui s’identifient au compositeur (Leonard Bernstein), d’autres qui souffrent avec lui (Klaus Tennstedt), d’autres encore qui s’attendrissent sur son sort (Bruno Walter). Il y en a qui soulignent chaque intention (Christoph Eschenbach), et d’autres, à l’opposé, qui s’attachent à restituer le souffle de la musique, sans chercher à expliquer le pourquoi du comment (Claudio Abbado). C’est apparemment cette dernière option qui est celle de Daniele Gatti dans la Troisième Symphonie qu’il vient de donner au Châtelet avec l’Orchestre National. Lors des deux premiers concerts de cette intégrale Mahler en trois saisons, l’émotion all’Abaddo n’est pas venue. Gatti a en particulier dirigé la « Résurrection », selon le mot de Pablo Galonce, « comme un agent de police règle la circulation ». C’est ce qui est arrivé dans le gigantesque premier mouvement de cette Troisième qui part de la nature inanimée pour, presque deux heures après, nous faire monter au ciel. Mise en place soignée, phrasés élégants, sens de la grande forme : on pense, encore une fois, à Abbado, mais l’essentiel n’est pas là. Idem pour le menuet et le scherzo qui suivent, idem pour le « Chant de minuit » sur le poème de Nietzche, gâté par une dame qui court après sa tessiture. Et puis, dans l’Adagio final, cet orchestre tiré au cordeau se met à vivre, le chef prend des risques et en sort vainqueur. Bon, il s’agit d’une des plus belles pages jamais composées pour l’orchestre. Mais il faut se méfier de Mahler : chef lui-même, et pas des moindres, il savait à quel point, pour ses semblables, la Roche Tarpéienne est proche du Capitole.
François Lafon
Prochains concert du cycle « Tout Mahler par Gatti » au Châtelet : 17 juin (Knaben Wunderhorn, Symphonie n° 4), 23 septembre (Kindertotenlieder, Symphonie n° 5)

jeudi 29 avril 2010

Le cas Britten à l’Opéra Bastille

Benjamin Britten pile et face à l’Opéra Bastille. Dans la grande salle, son opéra Billy Budd ; à l’Amphithéâtre, ses trois Quatuors à cordes, par le Quatuor Diotima. Le procédé, très prisé des programmateurs, est ici baptisé Convergences. Dans le cas de Britten, le mot n’est pas trop fort. A l’opéra, Britten fait feu de tout bois, convoque Purcell et Verdi, Berg et Chostakovitch, et produit un théâtre musical diablement efficace, qui ne ressemble qu’à du Britten. En musique de chambre, il rend hommage à Purcell encore (le premier Orpheus Britannicus. Le deuxième, c’est lui !), à son maître Frank Bridge, et invente une musique « pure » qui, dans ses thèmes et ses atmosphères, contient des opéras entiers. Billy Budd, repris dans la mise en scène spectaculaire de Francesca Zambello, mélange chants populaires et formes sophistiquées pour traiter le thème préféré de Britten, cette fois inspiré de Melville : l’innocence persécutée par le désir des hommes. Dirigée par Jeffrey Tate avec une extraordinaire élégance, la musique paraît directe, simple presque, en tout cas accessible à un public que la « contemporaine » peut effrayer. Le lendemain, en écoutant le 3ème Quatuor superbement joué par les Diotima devant une salle étonnamment jeune, on retrouve Britten un quart de siècle plus tard, à la veille de mourir, jetant des clins d’œil à Mort à Venise, son dernier opéra. Là aussi, Chostakovitch pointe le nez, et voisine cette fois avec Mahler. On embrasse, en écoutant ce testament musical, un paysage d’autant plus vaste que pour nous y préparer, les Diotima ont joué le 3ème Quatuor de Frank Bridge, une pièce terriblement touffue, pleine de références à l’Ecole de Vienne, et dont, au début de sa carrière, Britten a fait son miel. Quand il compose pour l’opéra, Britten, comme le Capitaine Vere dans Billy Budd, n’oublie jamais que « l’amour l’emporte sur l’intelligence ». Ce calculateur était aussi un idéaliste. Cela doit être pour cela qu’il est entré dans le top ten des grands noms du lyrique.
François Lafon

Benjamin Britten : Billy Budd. Avec Kim Begley, Gidon Saks, Lucas Meachem. Jeffrey Tate (direction), Francesca Zambello (mise en scène). Opéra de Paris – Bastille, 29 avril, 3, 8, 10, 13, 15 mai.

mercredi 28 avril 2010

A Lyon, le supporteurs de l'OL au rythme de Dvorak

0-3 : le Bayern de Munich a donc éliminé l’Olympique Lyonnais en Ligue de Champions. Vu à la télé, le spectacle était superbe (du côté allemand au moins), surtout qu’il y avait de quoi attirer l’oreille. Non pas le flot de commentaires souvent superflus des chroniqueurs de TF1, mais plutôt le chant des supporteurs lyonnais (à moins que ce ne soit pas des munichois… ) qui encourageaient son équipe en reprenant à chœur le thème du dernier mouvement de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak. Faut-il voir l’influence de l’Orchestre National de Lyon qui proposait encore cette saison d’acheter pour le même prix une place de concert et un billet pour un match de l’OL ? En tout cas, l’amour du foot n’est pas incompatible avec l’amour de la musique : Chostakovitch se passionnait par exemple pour le ballon rond. Les abonnés du Real Madrid, eux, peuvent se joindre avant chaque match au stade Santiago Bernabeu à la voix de Plácido Domingo, qui a enregistré l’hymne du club. Côté frisson musical, les champions du monde sont les supporteurs du Liverpool : impossible de ne pas frémir en les entendant chanter « You’ll never walk alone » au début de chaque match à Anfield. Et dire qu’il s’agit à l’origine un morceau d’une comédie musicale de Rodgers et Hammerstein…
Pablo Galonce

mardi 27 avril 2010

Barbara Rosenkranz doute-t-elle de Wagner ?

Tout pour plaire, Barbara Rosenkranz, alias « la Mère du Reich », candidate du Parti de la liberté (FPÖ) aux élections présidentielles autrichiennes du 25 avril ! En fait de liberté, le parti en question appelle à la chasse aux Turcs, aux Tchétchènes, aux Asiatiques, aux Tziganes et aux nègres, c'est-à-dire à peu près à tout le monde sauf aux bons Autrichiens 100% aryens, et réclame un assouplissement de la loi de 1947 interdisant l’apologie du nazisme. Forte des 27% de suffrages remportés en compagnie du BZÖ (le parti du défunt Jörg Haider) aux élections législatives de 2008, la dame a cette fois subi un échec en ne remportant que 15,62% des voix, loin derrière le sortant social-démocrate Heinz Fischer (78,94%). Avec son époux Horst Jakob, co-fondateur du parti NPD (aujourd’hui interdit) et directeur de la revue négationniste Fakten, Barbara Rosenkranz - dont la parenté avec Christian Rosenkreutz (1378 ? -1484 ?), fondateur de l’ordre de la Rose-Croix, n’est pas avérée - a eu dix enfants, six filles et quatre fils, pourtant les noms de Hedda, Horst, Arne, Mechthild, Hildrun, Volker, Sonnhild, Alwine, Ute et Wolf. On ne l’imaginait pas prénommant ses rejetons Rachel ou Mohamed, mais on peut s’étonner qu’aucun d’entre eux ne soit voué à Wagner, si ce n’est, peut-être, Hedda - diminutif d’Edwige, mère d’Elisabeth de Hongrie, héroïne de Tannhäuser, - et Wolf, autre dénomination de Wotan avant d’être le surnom d’Adolf Hitler. Mais il est vrai que certains soupçonnent l’auteur de Siegfried d’avoir des origines juives.
François Lafon

lundi 26 avril 2010

A la Cité de la Musique, les affaires classiques continuent

Vous ne trouverez aucun article dans la presse sur la rencontre qui vient de se tenir à la Cité de la Musique de Paris et pour cause : les journalistes n’y étaient pas les bienvenus. Pourtant, de cette réunion sortiront les affiches des prochaines saisons des grands orchestres et salles de concert du monde. C’est la conférence annuelle (exclusivement réservée aux professionnels, bien entendu) de l’IAMA. Derrière cet acronyme anglais se cache l’International Artist Manager's Association, en bon français l’association internationale d’agents artistiques classiques. Pendant quelques jours donc, cette confrérie très fermée qui négocie au nom de chefs, chanteurs et solistes, rencontre les responsables de programmation des orchestres pour essayer de leur vendre leurs artistes. Rien à signaler donc, sauf que la filière a dernièrement connu quelques soubresauts : quand Gustavo Dudamel a quitté Askonas Holt, son agence de toujours, pour rejoindre Van Walsum (dirigée par par un ancien d’Askonas, Stephen Wright), cela a provoqué un véritable tremblement de terre. Mais c’est rare que les agents classiques soient ainsi mis en lumière : le mélomane ne se soucie pas d’ailleurs du contrat de Simon Rattle ou Anna Netrebko, alors que les cachets des stars du cinéma ou de la pop font la une de magazines, pour ne rien dire des salaires des footballeurs.
C’est un monde où l’on parle surtout l’anglais : les agences britanniques tels que Harrison Parrott, IMG Artists, Askonas Holt, Hazard Chase et américaines comme CAMI font la pluie et le beau temps dans le monde classique face à quelques poids lourds allemands (Konzertdirektion Schmid) et même français (Valmalete, Jacques Thelen). Mais l’avenir se prépare peut-être déjà : les agences chinoises pointent du nez quand ce ne sont pas les agences occidentales qui s’installent en Chine. Le pays au trente millions de pianistes sera demain le premier exportateur de talents musicaux.
Pablo  Galonce

vendredi 23 avril 2010

Dans les Emirats, orchestre cherche fortune

Le UAE Philharmonic Orchestra crie famine. UAE désignant en anglais les Emirats Arabes Unis, on peut s’étonner. Mais il s’agit d’une entreprise privée, et c’est là qu’apparaît l’aspect Tintin de l’aventure. Le créateur de l’UAE Philharmonic s’appelle Philipp Maier. Il est allemand, pianiste, chef d’orchestre, jazzman, showman et virtuose du cross over, mais aussi pilote d’avion pour la Lufthansa. C’est en survolant l’Atlantique qu’il a l’idée, en 2005, de faire résonner la grande musique occidentale entre les tours géantes de Dubaï. Un an après, l’UAE Philharmonic (soixante-dix musiciens) donne son premier concert au Mall of the Emirates. La même année, il participe à l’ouverture en grande pompe du Westin Hotel et à la saison symphonique de l’Emirates Palace hotel. En 2008, l’orchestre, qui vit de commandes et de donations, est invité au Al Ain Classics Festival. Succès, salles pleines, la Zayed University lui confie des ateliers, mais les autorités locales ne lèvent le petit doigt. Pas étonnant : Dubaï est au bord de la faillite, avec une dette de 13 milliards de dollars en 2010 et de 19,5 milliards en 2011. Prudent, Maier installe son orchestre à Abu Dhabi, capitale de la Fédération et garant de la stabilité financière des Emirats. Même déception : « Quand je vois les sommes consacrées à Classics Abu Dhabi ou au Festival d'Abou Dhabi, ça me bouleverse. Il y a beaucoup d'argent ici, mais il n’est pas pour nous. » Et d’ajouter : « Un pays comme les Émirats arabes unis devrait avoir son propre orchestre. » Sous-entendu : le nôtre. « Un budget annuel de dix millions de dollars suffirait à payer les musiciens à plein temps, ce qui permettrait de construire un répertoire et d’entreprendre un programme éducatif. » En attendant, l’UAE Philharmonic ne compte toujours pas de musiciens locaux dans ses rangs et reste une enclave occidentale dans une fédération qui en compte beaucoup. Question de qualité ? Peut-être. De rentabilité ? Sûrement. Comme diraient les Chinois (cinquante millions de pianistes en herbe) : « On est capitaliste ou on ne l’est pas. »
François Lafon

jeudi 22 avril 2010

L’Orchestre de Paris joue pour les enfants le Sacre du printemps

En pleine période de vacances scolaires, l’Orchestre de Paris a la bonne idée de proposer à la Salle Pleyel un concert pour les enfants à partir de 6 ans. Yutaka Sado retenu au Japon pour cause de nuage volcanique, c’est Michel Tabachnik qui dirige des extraits de deux ballets, Parade d’Erik Satie et le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky. Au départ, le propos est un peu brouillon : pour comparer la manière dont les deux compositeurs utilisent le rythme, on mélange des extraits des deux œuvres, mais pas sûr que les enfants sachent très bien faire la différence. D'autant plus que Richard McNicol, l’animateur de cette matinée, s’exprime dans un français avec un fort accent anglais, et ses explications ne passent pas toujours très bien. Mais il rétablit vite la situation car il a du métier : pendant des années, il a été le patron des projets éducatifs du Symphonique de Londres, sans doute la formation qui fait le plus dans ce domaine, et il a collaboré avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin et Simon Rattle pour le même type de démarche. En virtuose de la pédagogie pour les enfants, il trouve donc bientôt le ton : un peu cabot, il fait deux ou trois blagues, s’attire la sympathie du public en lui demandant de taper dans les mains pour lui faire comprendre les rythmes endiablés de la « Danse sacrale » et son accent anglais finit par le rendre encore plus attachant. A la fin, les parents ont l’air presque plus ravi que les enfants qui, eux, ne se doutaient pas toujours qu’un orchestre pouvait faire autant de bruit.
Pablo Galonce
Paris, Salle Pleyel, le 22 avril.

mercredi 21 avril 2010

Lang Lang, roi du produit dérivé

Sacré Lang Lang! A lui seul, il console la Chine tout entière d’avoir été si longtemps privée des joies du capitalisme. Steinway, Adidas, Rolex, Audi le comptent parmi ses meilleurs VRP, avec tous les avantages que cela entraîne. Il est aussi, depuis 2008, président de la Montblanc Cultural Foundation, et vient, à ce titre, de contribuer aux célébrations du bicentenaire de Chopin en enregistrant un récital intitulé « Montblanc – Hommage à Frédéric Chopin », inclus dans le coffret d’un stylo de luxe. Si vous êtes un fan de l’artiste mais si votre compte en banque ne vous permet pas de vous offrir le joujou en question, vous pouvez le voir et l’entendre sur YouTube jouer l’Etude op. 10 n° 3. C’est le logo de Deutsche Grammophon qui figure sur les publicités du produit. Bientôt, ce sera celui de Sony, chez qui Lang Lang vient d’être transféré pour 3 millions de dollars, et avec qui il est déjà sous contrat pour diverses opérations commerciales.
François Lafon

L'Opéra du Rhin sur iPhone : n'éteignez pas vos portables, svp !


Ca bouge, du côte de l’Opéra du Rhin : pour la première fois en France, une maison lyrique a développé une application pour iPhone (une iPhone app pour les initiés). On pourra donc suivre depuis son téléphone toute l’actualité de cette institution avec un calendrier des représentations, des photos des spectacles et même, comble du raffinement, une billetterie en ligne. L’application, à télécharger ici via iTunes, est gratuite. Très hype ? Sans doute, mais pas autant peut-être que l’iPhone app de l’Opéra de Los Angeles dont la page d’accueil est enrichie avec la voix de Plácido Domingo, directeur de la maison. Ni aussi ludique que celle de l’English National Opera (ENO) qui pour faire la promotion de sa production du Grand Macabre, a créé un jeux à partir du prélude pour klaxons de voiture de cet opéra de Ligeti : vous pouvez vous amuser à jouer du klaxon et même envoyer votre composition à l’ENO.
Pablo Galonce

mardi 20 avril 2010

Christian Tetzlaff et Lisa Batiashvili : les riches heures du violon

Finie, l’époque des grands violonistes ? En musique, la nostalgie peut être une mauvaise conseillère. On regrette les Oïstrakh, Menuhin, Milstein et autres Grumiaux qui paraissent dans le souvenir tels des sommets inatteignables du siècle dernier, comme si notre époque était un plat désert. Pourtant, en deux soirs, à Paris, on a constaté que, loin de la pénurie, on vit une époque dorée pour le violon. A la Salle Pleyel, Christian Tetzlaff confirme ses goûts éclectiques en s’attaquant au Premier concerto pour violon de Karol Szymanoswski (qu’il vient d’enregistrer avec Pierre Boulez et le Philharmonique de Vienne). Malgré le jeune chef Jakub Hrusa, qui dirige le Philharmonique de Radio France avec le frein à main, le jeu du violoniste allemand est aérien, subtil, transparent, sans se laisser piéger par l’opulence très « fin de siècle » de la partition. C’est un vrai travail d’orfèvre : exquis, minutieux, impeccable.
Le lendemain, à la Cité de la Musique, la vedette est Lisa Batiashvili, révélée il y a quelques années grâce à un superbe Concerto pour violon de Sibelius enregistré avec Sakari Oramo, le chef de la soirée. Diaboliquement élégante, élancée, elle fait bien plus que s’en sortir de tous les pièges tendus par Prokofiev dans son Premier concerto pour violon : chaque note, chaque phrase est dite avec raffinement, chaque trait éblouit par sa justesse et sa précision. Et comme l’œuvre est trop courte, elle peut même enchaîner sur l’Introduction et rondo capricccioso de Saint-Saëns, page de pure exhibition qu’elle joue avec le même aplomb. Pas facile après pour l’Orchestre de chambre de l’Europe et Sakari Oramo de briller au même niveau, mais ils réussissent quand même une Troisième symphonie de Schumann pleine d’élan romantique.
Pablo Galonce
Paris, Salle Pleyel, le 16 avril (Christian Tetzlaff) et Cité de la Musique, le 17 avril 2010 (Lisa Batiashvilli).

Crédit photo : Giorgia Bertazzi/Mat Hennek

lundi 19 avril 2010

La raison ennemie de l’émotion ? Pas sûr !

« Il est plus utile de savoir faire du vélo que de savoir pourquoi il est possible de monter sur un vélo. En musique, c’est la même chose. » C’est le compositeur et théoricien américain Leonard Meyer qui le dit, et ses propos sont repris par Elizabeth Hellmuth Margulis, de l’Université d’Arkansas, dans la revue Psychology of music. La dame se demande s’il est utile de lire les notes de programme, ou d’écouter à la radio les explications du présentateur pour apprécier la musique. Pour étayer son argumentation, elle a d’abord fait écouter à seize musiciens vingt-quatre extraits des Quatuors à cordes de Beethoven. La moitié de ces extraits était précédée d’une explication dramatique (« L'ouverture évoque un chant profond»), l’autre d’un commentaire structurel (« Cette pièce commence sur un tempo lent, soutenu par des accords, etc. »). Les seize cobayes ont spontanément préféré les morceaux assortis du commentaire structurel. Concernant le public non averti, elle est plus radicale encore : « Quand on explique aux gens ce qu’ils vont entendre, ils font tellement d’efforts pour établir un lien entre la musique et son explication qu’ils n’arrivent plus à sentir les rapports subtils entre les notes, et donc à prendre du plaisir. » Pour finir, Mrs Margulis sauve tout de même du chômage les animateurs, journalistes et autres musicographes : « On peut cependant admettre, écrit-elle, que les notes de programmes concernant, par exemple, le compositeur et son environnement culturel soient plus propres à améliorer la jouissance de l’auditeur que les descriptions de la musique. C’est l’approche qu’adoptent le plus souvent les présentateurs de radio, qui nous entretiennent davantage des circonstances de la composition d’une œuvre que de ses spécificités. » Et comme elle est décidément très gentille, elle assure en conclusion que « même si les notes descriptives n'augmentent pas la jouissance de l’auditeur à court terme, elles peuvent le faire à long terme. » Moralité : ceux qui veulent nous faire croire que la connaissance nuit systématiquement à la sacro-sainte émotion n’ont pas forcément raison.

François Lafon

vendredi 16 avril 2010

Répons à la Cité de la Musique : deux fois, sinon rien !

Salle modulable de la Cité de la Musique, jeudi soir. L'expérience va débuter. Au centre, le plateau pour l’ensemble cordes-vents ; sur les balcons, en cercle, les instruments résonnants (deux pianos, une harpe, un cymbalum, un vibraphone et un xylophone) ; et puis l’électronique de l’IRCAM, contrôlée par quelques ordinateurs, qui modifie en temps réel les sons des instruments. Tout est prêt pour interpréter Répons, de Pierre Boulez. Mais avant que la musique commence, Susanna Mälkki, qui va diriger, indique la règle du jeu : l'œuvre n’est pas la même selon le point d’écoute choisi, donc l’Ensemble Intercontemporain la jouera deux fois, et, pendant la pause, chacun changera de place.
Version 1 : depuis un fauteuil du premier balcon, juste en face du chef, ce n’est pas seulement l’oreille qui est frappée, c’est aussi l’œil, attiré justement par ses gestes à la fois souples et millimétrés, à la manière d’un Boulez justement. En la regardant, Répons devient aussi fluide qu’un concerto de Mozart et avec ce guide visuel, on entre sans peine dans cette musique réputée difficile.
Version 2 : au premier rang du parterre, juste derrière le chef, on entend d’où, à deux mètres près, ce que Susana Mälkki entend. Vertige : de la dense introduction à la cascade finale d’arpèges, la musique, qui paraissait s’éparpiller pendant la première interprétation, devient plus dense, trois quarts d’heure soudain d’une complexité affolante. Pierre Boulez, lui, a suivi les deux interprétations depuis le même fauteuil, à la droite du plateau central. Depuis la création de l’œuvre dans les années 1980, la partition résonne toujours dans sa tête : fidèle à la conception du « work in progress », Répons est officiellement encore une page non terminée.
Pablo Galonce
Crédit photo : Aymeric Warmé-Janville

Disparition de Werner Schroeter. Divine décadence…

C’était l’époque où les metteurs en scène de théâtre entreprenaient le lifting du vieil opéra. Tandis que le Palais Garnier affichait Les Noces de Figaro dans la mise en scène de Giorgio Strehler, on allait au Studio Galande se repaître de La Mort de Maria Malibran (tourné en 1971). Vamps fanées maquillées comme Joel Grey dans Cabaret (le film de Bob Fosse, tout juste sorti), mélange d’airs d’opéra et de rock underground. L’auteur : Werner Schroeter, porte-drapeau, avec Rainer-Werner Fassbinder, Werner Herzog, Daniel Schmid et quelques autres, du « nouveau cinéma germanique ». Après cela, ce roi du kitsch protestataire réalisera des films à la gloire de l’Italie décadente (Le Règne de Naples, Palermo), s’illustrera dans des Conversations avec Michel Foucault (Gallimard) et fera des infidélités à ses égéries Magdalena Montezuma et Christine Kaufman avec des actrices telles Isabelle Huppert et Carole Bouquet, qu’il filmera en 1996 en compagnie de la diva Anita Cerquetti dans Poussière d’amour. Ironie du sort : celui qui maniait l’opéra comme une arme culturelle et considérait Maria Callas comme « une messagère entre Dieu et l’homme » a donné des mises en scène d’un grand nombre d’ouvrages lyriques (Luisa Miller de Verdi, Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, Fidelio de Beethoven, Intolleranza de Nono) qui ne resteront pas dans les annales. A Paris, il a monté à l’Opéra Bastille en 1994 une Tosca glaciale et grandiloquente, mais qui n’a pas quitté le répertoire : on pourra la revoir en avril 2011.
François Lafon

jeudi 15 avril 2010

Vous prendrez bien un peu de Carl Nielsen ?

« Carl Nielsen ? Connais pas ! » Maintenant que les symphonies de Mahler, Bruckner et même Chostakovitch constituent des piliers de répertoire pour les orchestres français, pourquoi ne pas essayer celles du compositeur danois ? Certes, mais il y a du travail encore avant qu’il ne devienne un nouveau favori des mélomanes français : l’Orchestre de Paris n’a pas fait Salle Pleyel comble pour jouer sa Cinquième symphonie. Dommage, car après un bon Concerto pour violoncelle d’Elgar avec Alisa Weilerstein, l’œuvre a fait un tabac. La musique de Nielsen (1865-1931) est déroutante pour ceux qui aiment mettre les compositeurs dans des cases chronologiques et esthétiques bien précises : il n’est ni un romantique attardé ni un moderniste mais un peu tout à la fois. Dans cette Cinquième symphonie, une vraie rareté en France, on trouve ainsi des fugues tout ce qu’il y a de plus classiques à côté d’un étonnant solo pour caisse claire qui éclate en plein milieu du premier mouvement et donne l’impression d'une improvisation de jazz. Hétérogène ? Mahler l’est tout autant et on s’y est bien habitué. Ce qui manque probablement, ce sont les chefs capables de défendre cette musique avec l’intelligence d’Osmo Vänskä qui, aux commandes de l’Orchestre de Paris, fait des merveilles. Difficile à dire si l’on pourra entendre à nouveau Nielsen à Paris : le compositeur a disparu de la saison 2010-2011 de l’orchestre.
Pablo Galonce

Paris, Salle Pleyel, 14 avril 2010

mercredi 14 avril 2010

Lauritz Melchior et le thon rouge

Fin d’une ère : la Lauritz Melchior Heldentenor Foundation met la clé sous la porte, et lègue son fonds (1,1 milliards de dollars, tout de même) au Metropolitan Opera de New York. Moins grave que le refus du Japon d’arrêter la pêche au thon rouge ? Peut-être, mais un peu du même ordre. Melchior avait lui-même créé cette fondation en 1964, avec l’aide de la Juilliard School, dans le but de contribuer à la recherche et à la formation de heldentenoren (ténors héroïques) dans son genre, un genre déjà bien atteint à l’époque. L’entreprise était généreuse, mais un peu folle : il s’agissait d’arrêter le temps, de refuser d’admettre que le ténor wagnérien au souffle de forge et à la carcasse de géant était un spécimen en voie de disparition, que Wagner était désormais condamné à être chanté par des humains normaux (ou presque). Les responsables de la fondation, qui approchent aujourd’hui des quatre-vingt-dix ans, reconnaissent que depuis une dizaine d’années, ils n’ont travaillé qu’à perpétuer le souvenir du grand homme, à gérer sa discographie, à classer ses photos. Mais avant, du vivant de Melchior (disparu en 1973, deux jours avant ses quatre-vingt-trois ans) et durant cette fin de siècle, période de basses eaux pour le chant wagnérien ? La Fondation a couronné Dennis Heath, Ian DeNolfo et quelques autres, dont on n’a plus entendu parler. Il n’y a guère que William Cochran qui ait fait une petite carrière. « Si l’on n’agit pas, le Heldentenor va s’éteindre, comme l’oiseau dodo », disait Melchior. S’il avait su qu’un jour, les représentations seraient filmées, et que l’on demanderait à Tristan et à Siegfried d’avoir, en plus, le physique de l’emploi…
François Lafon

mardi 13 avril 2010

EMI dans le rouge. Et le disque, au musée ?

Ce ne sont plus les studios d’Abbey Road qui risquent d’être vendus par appartements, mais la société EMI elle-même. L’éditeur des Beatles et de Yehudi Menuhin doit 3,2 milliards de livres sterling au monstre financier américain Citigroup, qui lui demande de verser un acompte de 120 millions avant le mois de juin, sous peine d’en prendre le contrôle et de la revendre par lots. Pour éviter la catastrophe (et empocher 200 millions de livres), EMI, via son actuel propriétaire le fonds d’investissement anglais Terra Firma, a proposé à Sony et à Universal de prendre son catalogue en licence sur le marché américain. Les deux majors companies ont refusé, sans doute refroidies par la lutte à mort qui oppose Citigroup et Terra Firma, celle-ci accusant celle-là de l’avoir escroqué (alors que celle-là finançait celle-ci) lors du rachat d’EMI en 2007. En février, Abbey Road a été classé monument historique, ce qui a fait la joie des nostalgiques, mais n’a pas arrangé les affaires d’EMI, qui comptait se renflouer en revendant le site. Qui soutiendra, après cela, que le disque n’est pas voué à finir au musée ?
François Lafon

dimanche 11 avril 2010

Mignon à l’Opéra Comique : la nostalgie, camarade

2062ème représentation de Mignon à l’Opéra Comique. Quel succès ! Mais seules nos grands-mères s’en souviennent. Créé en 1866, l’ouvrage fête sa centième huit mois plus tard, sa millième en 1894, sa deux-millième en 1955. Puis, assez vite, plus rien. On en veut à Ambroise Thomas d’avoir ravalé Goethe (Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister) au rang d’un auteur de gare, d’avoir déposé de la musique facile le long de (ce qu’il reste de) ses vers, d’avoir même inventé un happy end pour « ne pas se priver de 700 ou 800 représentations supplémentaires ». Le reproche n’est pas nouveau : en 1893, Debussy traînait dans la boue ses confrères Gounod et Massenet, qui avaient transformé Faust et Werther en romances pour boutiquiers. Aujourd’hui, ce n’est plus au mélomane petit bourgeois que l’on s’adresse, mais au philologue : comme à l’époque, on joue la version originale avec textes parlés, l’orchestre est tourné vers la scène - ce qui fait que François-Xavier Roth dirige face au public - et le happy end est conservé, alors que Thomas lui-même a composé une version alternative plus conforme à Goethe. Comme la mise en scène de Jean-Louis Benoit dépoussière la tradition sans la jeter aux orties, comme la direction est alerte et que la distribution frôle le sans faute, cela fonctionne, et ces trois heures de roman feuilleton lyrique passent sans trop se faire sentir. Traité ainsi, ce Mignon d’un autre âge vaut bien des fadaises qui n’ont jamais quitté le répertoire, et l’Opéra Comique honore son cahier de charges. A l’opéra, la nostalgie n’a jamais fini de faire recette.

François Lafon

Ambroise Thomas : Mignon. Avec Marie Lenormand, Ismael Jordi, Malia Bendi-Merad, Nicolas Cavallier. Chœur Accentus, Orchestre Philharmonique de Radio France, François-Xavier Roth (direction), Jean-Louis Benoit (mise en scène). A l’Opéra Comique, Paris, les 12, 14, 16, 18 avril.

Crédit photo : Elisabeth Carecchio

samedi 10 avril 2010

La musique pollue, une étude le prouve

On n’y pense pas toujours, mais la musique, c’est polluant. Une étude, entreprise par l’Université d’Oxford (Environmental Change Institute by Julie's Bicycle), révèle que l’industrie musicale britannique a dégagé, en 2007, 540 000 tonnes de gaz à effet de serre, et que l’empreinte carbone de la dernière tournée mondiale du groupe de rock U2 équivaut à un aller et retour sur Mars. Cela concerne davantage les concerts « tout électrique », avec éclairages stratosphériques, instrumentarium branché sur le secteur et baffles crachant la mort, qu’une soirée de lieder, où la Castafiore et Monsieur Wagner n’ont besoin que d’une estrade, d’un piano et de quelques projecteurs. N’empêche qu’en termes d’enregistrement, d’édition et de packaging, un CD classique n’est pas moins salissant qu’un autre. En gros, 43% des 540 000 tonnes en question sont dus aux tournées de musique populaire, 23% aux concerts en salle, et 26% à l’enregistrement et à ses filières. « Il existe des nuances entre les différents marchés de la musique, qui affectent la pertinence des réponses », déclarent les auteurs de l’étude, lesquels entreprennent maintenant de s’attaquer au théâtre et aux arts plastiques. L’Allemagne et les Etats-Unis s’adapteraient au même schéma, compte tenu des spécificités locales. Et la France ? Peut-on espérer qu’une tournée d’Olivia Ruiz soit moins dangereuse que celle de U2, et que l’Opéra Bastille pollue moins que Covent Garden ? En Angleterre, Sting et Peter Gabriel ont promis de faire attention. Mais attention à quoi ? Via Tchnernobyl, la pollution a succédé à la bombe dans la fonction de grande peur de ce début de siècle. Ne dites plus d’un artiste qu’il brûle les planches, il serait assujetti à la taxe carbone (enfin, si elle existe un jour) !

vendredi 9 avril 2010

Massacre, ou l’opéra gratté jusqu’à l’os

Pour deux soirs, dans la salle ovale de la Cité de la Musique transformée en théâtre, on joue un opéra du compositeur et organiste autrichien Wolfgang Mitterer, lequel tente à la fois de remonter aux sources du genre et d’en atteindre l’essentiel. Rien que ça ! Cela s’appelle Massacre, avec pour matériau de départ Massacre à Paris, la pièce plus élisabéthaine que nature à laquelle Christopher Marlowe travaillait quand il a lui-même été assassiné. En perdant sa localisation, cette transposition à chaud de la Saint Barthélémy (1593, moins de vingt et un ans après les faits) devient une suite de tableaux intitulés Tuerie, Damnation ou Chagrin. Il y a cinq chanteurs et une danseuse, qui jouent le duc de Guise, le roi de Navarre, Henri III, Catherine de Médicis, ou plutôt leur idée, voire leur spectre, filmé en direct et projeté sur un écran à la manière des débuts du cinéma, quand l’image donnait l’impression de passer à travers les acteurs. Peu d’action, sinon la mort et la souffrance qui la précède, le tout porté par une musique raffiné et bourrée de références, jouée par le Remix Ensemble, et sans cesse bousculée, tordue, exacerbée par une électronique elle-même très travaillée (le spectacle fait partie d’un cycle « Multimédia et temps réel »). Pendant une heure-vingt, on prend dans la figure la matière brute autour de laquelle l’opéra s’est développé : la voix poussé jusqu’à ses limites, le corps magnifié et torturé, la transgression des tabous. Plus longtemps, plus appuyé, ce serait fatiguant, mais ainsi, donné avec une sorte de froideur dans le paroxysme par le metteur en scène Ludovic Lagarde, cela démonte assez bien le mécanisme du théâtre élisabéthain, assez proche de celui de l’opéra, qui consiste à prendre le spectateur par surprise, parfois à le faire rire au milieu de l’horreur, ou à lui faire admettre que les codes de jeu les plus invraisemblables sont ceux qui s’approchent le plus de la vraie vie.
François Lafon
Paris, Cité de la Musique, Salle des concerts, 8 et 9 avril à 20 h.

Crédit photo : © João Messias-Casa da Música

jeudi 8 avril 2010

Actes Sud marie le son et l’image

C’est entendu, le CD vit ses dernières heures. Non seulement les ventes reculent mais surtout la tendance est à la dématérialisation. Grâce à l’iPod et autres baladeurs numériques, on achète (ou l’on pirate) de plus en plus de mp3 et de moins en moins de galettes. Demain, probablement, on paiera un abonnement façon Canal + pour écouter de la musique.
Pourtant, dans le classique, une autre tendance gagne du terrain : le retour du disque bel objet. Ce ne sont pas uniquement les nostalgiques des vinyles et de leurs magnifiques pochettes qui sont les cibles de ce nouveau marché, ce sont aussi ceux pour qui un disque est un objet culturel, et non un objet de consommation jetable. Jordi Savall l’a bien compris et chacun de ses enregistrements pour son propre label discographique, Alia Vox, est accompagné d’un épais livret richement illustré et commenté. Et si Harmonia Mundi résiste mieux à la crise que d’autres éditeurs, c’est non seulement par la qualité de ses interprètes mais aussi par le soin apporté au contenant.
Cela a donné des idées à Actes Sud. Dans son catalogue, on trouve un bon nombre de livres sur la musique. Mais il devient désormais éditeur discographique avec une nouvelle série, « Images en Musique » : un livre de photos plus un disque, sans oublier un texte de présentation. Les deux premiers volumes réussissent pleinement cette complémentarité entre son et images. On peut écouter les pièces pour piano de l’Ecole de Vienne jouées par Jean Louis Steuermann tout en suivant les fantasmagories du photographe Américain Michael Ackermann, maître du grain et du flou, ou bien, à l’opposé, s’éblouir avec l’Ibéria d’Albéniz dans l’interprétation lumineuse de Jean-François Heisser tout en se laissant ensorceler par les images éclatantes d’une Espagne de taureaux et de flamenco signées Isabel Muñoz. Qui a dit qu’il ne restait rien à inventer dans le disque classique ?
Pablo Galonce

mercredi 7 avril 2010

Leonard Slatkin pris au piège de La Traviata

“Vergogna!” (Honte!), aurait lancé Toscanini à Leonard Slatkin. Engagé au Metropolitan Opera de New York pour diriger une reprise de l’opéra (américain) de John Corigliano The Ghosts of Versailles, celui-ci apprend au dernier moment que, par mesure d’économie, c’est La Traviata qui sera affiché, dans la vieille mise en scène de Franco Zeffirelli. Maestro Slatkin (qui pourrait devenir le prochain directeur musical de l'Ochestre National de Lyon) n’a jamais dirigé l’opéra de Verdi, mais il sait son métier, l’orchestre et les chanteurs (l’ombrageuse Angela Gheorghiu en tête) sont des habitués de l’ouvrage, et puis La Traviata a l’air moins difficile que Lulu ou La Femme sans ombre. Lourde erreur : le 29 mars, soir de la première, rien ne va. Décalages, imprécisions, catastrophe évitée de justesse dans le grand ensemble concertant du 2ème acte. Le chef déclare forfait pour les représentations suivantes, où il sera remplacé successivement par Marco Armiliato, Steven White et Yves Abel, des gens qui sont loin d’avoir sa notoriété, mais qui ont l’habitude de diriger ce répertoire. Après tout, il est peut-être aussi difficile de rendre expressif le « oum-pa-pa » récurrent produit par l’orchestre pour soutenir les chanteurs que de mettre en place les lignes compliquées de Strauss, de Berg … ou du dernier Verdi, celui d’Otello ou de Falstaff. Mais, sauf à avoir un Riccardo Muti au pupitre, ce n’est pas sur le nom du chef que l’on remplit une salle pour La Traviata.

Crédit photo : Donald Dietz/Detroit Symphony Orchestra

lundi 5 avril 2010

Le Quatuor de Jérusalem, un nom à haut risque

Concert de midi au Wingmore Hall de Londres, lundi 29 mars. Enregistré live par BBC 3, le Quatuor de Jérusalem (fondé en 1993) joue le Quatuor K 575 de Mozart. Dix minutes après le début, une dame se lève, et d’une voix de soprano se lance dans un air vengeur d’où émergent les mots « Jérusalem occupé », « état ségrégationniste » et « attaque de Gaza ». Dix minutes plus tard, nouvelle interruption, venue d’un autre endroit de la salle. Les musiciens arrêtent de jouer et discutent avec les trublions : « Nous ne représentons pas davantage le gouvernement israélien que le Wingmore Hall ne représente le Royaume-Uni ». Ce n’est pas la première fois que cela leur arrive. En août 2008, à Edimbourg, ils avaient déjà été chahutés par des membres du Scottish Palestine Solidarity Campaign. On leur reproche le nom qu’ils se sont choisi, comme on reproche à l’Orchestre Philharmonique d’Israël d’être le porte drapeau de l’état hébreux. Pour preuve, on peut lire sur le site du Jerusalem Music Center que « les quatre membres du Quatuor ont rejoint les forces de la défense d’Israël en mars 1997 et ont servi en tant que musiciens distingués ». Réplique des musiciens : « Tous les citoyens israéliens sont tenus de faire leur service militaire ». Et de préciser qu’un seul d’entre eux est né sur le sol israélien, et que parmi eux, il y en a un qui vit à Berlin et un autre au Portugal, avant d’asséner l’argument choc : « Deux d’entre nous sont membres réguliers du West-Eastern Divan Orchestra, dirigé par Daniel Barenboim, où l’on trouve des musiciens israéliens et palestiniens ». Moralité : si le Quatuor de Jérusalem s’appelait Sine Qua non ou Sine Nomine, ce genre de mésaventure ne lui arriverait pas. Mais les deux noms sont déjà pris.

Pour écouter le Quatuor de Jérusalem : Chostakovitch : Quatuors n° 6, 8 et 11 de Chostakovitch – Schubert : Quatuor « La Jeune fille et la Mort » (Harmonia Mundi)

Crédit photo : Marco Borggreve/Harmonia Mundi

dimanche 4 avril 2010

Hors du grégorien, point de salut. Et Messiaen, alors ?

En zappant, arrêt sur la chaîne catholique KTO (prononcer Katéo). Dom Thomas Diradourian, professeur à la Communauté St Martin, parle de la Liturgie des heures, laquelle incite à adopter le rythme de prière de la vie monastique. « Le chant grégorien, dit-il en substance, est la musique de la prière, car c’est celle qui laisse le moins d’espace entre la parole divine et le chant ». Et de citer Saint Augustin (« Quand la parole se termine, le chant commence ») pour ajouter que c’est sa simplicité qui fait de cette musique le portail de l’harmonie céleste : « Jordi Savall, qui aime faire voisiner dans ses concerts les harmonies d’ici et d’ailleurs, m’a conforté dans l’idée que ce sont partout les formes les plus primitives, les plus répétitives de la musique qui sont utilisées à des fins de prière ». Soit. La suite est moins claire : « Imaginez l’architecte de Notre-Dame de Paris regardant les plans d’une église moderne. Ne serait-il pas tenté de penser qu’il a tout compris avant les autres ? On ne pourrait le contredire, tout en tenant compte de sa compréhensible difficulté à apprécier la noblesse de la modernité ». En bref - et compte tenu de la « noblesse de la modernité » - la beauté parfaite (donc divine) est dans le grégorien, comme elle est dans la nef et les tours de Notre-Dame. Cela induit qu’en se complexifiant, la musique a perdu sa vertu première, qui est l’accès à l’indicible. Mais Notre-Dame n’a déjà plus grand-chose à voir avec la simplicité du grégorien. Et Bach, avec ses harmonies compliquées ? Et Mozart, qui intercale de véritables airs d’opéra dans sa Messe en ut ? Et Bruckner le mystique, dans ses symphonies répétitives autant que contemplatives ? Et Olivier Messiaen, qui recherche les Couleurs de la Cité céleste en empilant savamment litanies et chants d’oiseaux ? Tout autant que ceux de la providence, les desseins de l’art sont, aurait dit Borges, un jardin aux sentiers qui bifurquent.

samedi 3 avril 2010

Avec Angelin Preljocaj et Bruno Mantovani, Siddharta cherche le nirvana

Dans son film Rencontres avec des hommes remarquables, sorti en 1979, Peter Brook s’est heurté à un écueil de taille : comment montrer une ascension spirituelle ? C’est le même problème qui s’est posé à Angelin Prejlocaj dans son ballet Siddharta à l’Opéra Bastille. Tout en affirmant sa foi en la possibilité du corps dansant d’être à la fois matériel et spirituel, il s’est entouré de solides collaborateurs : le musicien Bruno Mantovani, le plasticien Claude Lévêque, ainsi que le romancier Eric Reinhardt, lequel a fourni l’idée de donner des traits féminins à cet Eveil que le prince Siddharta, dans l’Inde ancienne, doit atteindre pour accéder au statut de Bouddha. Malgré tous ces talents, malgré de belles images, comme cette maison bobwilsonnienne suspendue en l’air et dépourvue d’épaisseur, le public s’enfonce dans la torpeur à mesure que le héros sort de la sienne. Les corps bougent bien, mais on a l’impression que Prerljocaj hésite entre narration et abstraction, et que cela le bride : « Heureusement que j’ai lu l’argument avant », disait une spectatrice à la sortie. La musique s’en sort mieux : Mantovani convoque ses prédécesseurs Stravinsky et Bartok, fait son miel de tous les rythmes et timbres légués par le XXème siècle et en dégage un langage qui n’est qu’à lui. Significativement, c’est quand la musique est le plus inspiré que la danse prend son envol. A moins que ce ne soit le contraire. Peut-être que la direction boulezienne de Susanna Mälkki, la directrice de l’Ensemble Intercontemporain, n’est pas étrangère à cela.
François Lafon
Opéra National de Paris – Bastille, les 2, 4, 6, 7, 9, 11 avril

vendredi 2 avril 2010

Organum à Blagnac : le rituel de la musique ancienne

Présenter la musique ancienne n’est jamais facile : faut-il se contenter du cadre neutre mais anachronique du concert « classique » ou essayer de recréer l’atmosphère dans laquelle pour laquelle ces œuvres ont été pensées ? Pour Marcel Pèrés seule une mise en contexte peut donner toute sa force à un Requiem de la Renaissance. Aux Rencontres des Musiques anciennes de Blagnac, à deux pas de Toulouse, le fondateur de l’Ensemble Organum propose, mieux qu’une mise en scène, un vrai rituel. Les membres de l’Ensemble (pas d’habit, mais un sobre costume noir) arrivent en procession dans l’église de Blagnac non pas pour se mettre face au public, mais pour lui tourner le dos et offrir leur visage à l’autel. Comme les chantres des chapelles médiévales, ils lèvent tous la tête vers le codex (avec la notation d’époque) posé sur le lutrin et lu presque à la lumière des cierges allumés un peu partout. En officiant plus qu’en chef, Marcel Pérès tourne lui-même les gigantesques pages et n’hésite pas à faire la lecture des Evangiles psalmodiant en latin le texte. Seul détail incongru, la présence de quatre sopranos, pas vraiment les bienvenues dans les chapelles médiévales. Du coup, on n’est plus au concert, on est vraiment à l’office pour entendre le Requiem d’Antonius Divitis, alias Antoine Le Riche, compositeur flamand (vers1475-vers 1530) quasiment oublié, qui a trouvé avec Marcel Pérès son champion. Rien n’est fait pour faire briller l’art des chanteurs, pardon, des chantres, qui avec leur intonation nasillarde et rauque font plutôt penser à un ensemble corse (de fait la moitié des membres d’Organum ont été recrutés sur l’île) mais tout pour recréer l’atmosphère d’une chapelle médiévale. La musique de Divitis, elle, se déploie avec une superbe grandeur, mais le vrai miracle de cette célébration se produit quand, en fin de programme, on entend les premières notes de la Déploration sur la mort d’Ockeghem de Josquin Desprez et les voix se libèrent enfin pour ce pur chef d’œuvre.
Pablo Galonce
Blagnac, le 22 mars. www.odyssud.com

jeudi 1 avril 2010

Treemonisha de Scott Joplin au Châtelet : ragtime et lendemains qui chantent

Au Châtelet, escalade dans l’éducation du public français au répertoire américain. Après La Mélodie du bonheur (facile) et A Little Nigt Music (déjà plus élitiste), voici Treemonisha. Le titre n’est pas vendeur, et seul le nom du compositeur, Scott Joplin, éveille un quelconque souvenir, où se mélangent ragtime et BO du film L’Arnaque. Il s’agit en fait du premier opéra noir (1911, vingt-trois ans avant Porgy and Bess de Gershwin), un OVNI lyrique monté une seule fois – et dans des conditions semi-amateurs – du vivant de Joplin, et oublié jusqu’en 1972. Pour donner ses chances à l’ouvrage, qui n’a bien sûr jamais été donné en France, quelques noms à l’affiche : Willard White (le Wotan de Simon Rattle à Aix-en-Provence), Grace Bumbry (soixante-treize ans et toute sa voix), et la chorégraphe Bianca Li, secondée par le plasticien et dramaturge Roland Roure. Le livret est mal ficelé, la musique oscille entre ragtime forcené et opéra italien balayé par le vent des champs de coton, et le propos a vieilli, puisqu’il s’agit de montrer à la communauté noire à peine sortie de l’esclavage que c’est dans l’éducation (personnifiée par une enfant trouvée, choyée par des noirs mais instruite par une institutrice blanche) que réside l’espoir de lendemains qui chantent. Comme l’impression d’assister à un proto-opéra est accentuée par l’aspect BD du spectacle, on peut n’en retenir que le côté entertainment (Ah, ces noirs, quel rythme !), et pourtant on sent que c’est quelque chose de beaucoup plus important qui nous est montré là, comme l’obscure prémonition qu’il faudra tout un siècle pour commencer à changer le monde.
François Lafon
Au Théâtre du Châtelet, Paris, les 2, 4, 6, 8 et 9 avril à 20h.